L’amour d’une poule, par Maïka Thomson, Nina Bouchard-Mazile et Mako Capuano

LINO 2024 : Première place

Le paysage défilait rapidement à travers la fenêtre; des champs à perte de vue, surplombés par un ciel bleu comme elle n’en avait jamais connu auparavant. La musique de la radio fredonnait faiblement dans la voiture, tandis qu’elle serrait sa poule en peluche au point de l’étouffer. Elle entendait vaguement la voix de sa mère qui chantait encore les louanges du changement qu’elles s’apprêtaient à vivre. Pour être honnête, sa mère semblait plus se convaincre elle-même des bienfaits de leur aventure. Coincée entre deux sacs plus gros qu’elle, — remplis d’autocollants de poules, entre autres — la jeune fille était effarée sur l’un d’eux, le regard las, fixant l’extérieur sans aucun intérêt.

Elle se souvenait encore de ce que le docteur lui avait dit à propos de sa condition. Fut un temps où elle était normale, comme les autres. Elle riait, pleurait, et chantonnait joyeusement, des étoiles dans les yeux, d’une voix mélodieuse. Oui, fut un temps où elle avait été une petite fille semblable aux autres. Puis, sa vie avait été chamboulée. Elle avait perdu sa précieuse Nihil, la lumière dans sa vie. Elles avaient grandi ensemble, avaient tout partagées, les plaisirs comme les souffrances. Elles étaient si proches que la perte de Nihil l’avait brisé, comme du verre qui se fracasse sur le sol. Sa mère avait tenté de la consoler en la couvrant de mots doux comme « Ne t’inquiètes pas ma chérie, ne pleures pas » alors que son père, lui, l’avait traité de ridicule, « T’exagères là, c’est juste une tortue. » Pour l’enfant, la perte de cette merveilleuse poule qu’elle avait tant affectionnée lui avait fait perdre l’envie d’aimer. Nihil, sa poule domestique, lui avait volé son sourire. À partir de ce moment, elle avait cessé de ressentir joie et tristesse, peur et excitation. Comme si on lui avait coupé un fil dans son cerveau, elle ne pouvait nullement ressentir quoi que ce soit. La perte de sa Nihil l’avait transformée en carapace vide, en petite poupée.

Sa mère l’avait amenée chez un pseudo-docteur très suspect, pour lui venir en aide. Il lui avait d’abord marmonné d’innombrables paroles pour finalement la vaporiser d’eau parfumée. Elle n’avait pas réagi, malgré tous les charabias et rituels qui se tramaient à deux pouces de son visage. Préoccupé, — tout autant que la mère accablée par l’insensibilité et l’indifférence de sa fille — il se hâtait à la soumettre à plein de subterfuges, voulant engendrer ne serait-ce qu’une once de réaction chez elle. Il avait allumé des chandelles, fait des danses, lui avait peint le visage et même pincé les joues, mais rien ne fonctionnait. Son père, lui, s’était mis à insulter le ciel. Il était en colère, blâmait sa femme qui l’avait traîné chez un fou. Puis, finalement, le médecin leur annonça que l’enfant n’était pas possédée par un démon, mais qu’elle avait vécu un traumatisme et que son cerveau avait bloqué toutes émotions pour la protéger. Heureusement, d’après le médecin, sa condition se soignait, mais à un lourd prix.

Malgré l’optimisme du médecin, le diagnostic avait semé la discorde dans leur petite famille, car la mère, elle, était folle de joie à l’idée de pouvoir retrouver sa fille, contrairement au père, hors de ses gonds, fulminant sous les chantonnements de cette dernière qui sortait ses valises de la remise. L’idée de déménager ne l’enchantait aucunement, il n’avait nullement l’intention de dépenser son argent pour autre chose que ses propres plaisirs. La solution avait été la goutte qui avait fait déborder le vase déjà plein de plaintes. Son père, devenu fou de colère, s’était enfui sans remords.

Mère et fille étaient maintenant laissées à elles-mêmes. En l’espace de quelques mois, l’enfant avait perdu Nihil et son père, qui, avant de tomber dans les dépendances, était une personne très généreuse. Elles avaient donc pris l’avion, changé de pays et roulé en voiture pendant des heures. Leur destination? L’école de l’Amour, une école qui accueillait psychopathes et apathiques. D’autres enfants, qui eux aussi ne ressentaient rien. Selon le drôle de charlatan, cette école était la meilleure solution pour remettre les choses en ordre. Extatique, sa mère ne cessait de parler de nouvelles amitiés et possibilités. Elle tenait fervemment à l’idée que sa fille puisse aimer à nouveau, du moins autre chose que les poules.

Soudainement, un vaste ombrage surplomba la petite voiture. C’était étrange puisqu’il y avait une minute, le ciel était d’un bleu poudre. Elles ne le savaient pas, mais cette ombre qui s’apparentait à un nuage gris était en réalité une poule gargantuesque en chute libre. La petite voiture ainsi que les femmes à l’intérieur furent ratatinées par ces tonnes de plumes, telles de minuscules fourmis. Le gros fessier de la créature créa alors un énorme nid de poule en plein milieu de la route. Fin.

***

− Wow, attendez là, l’histoire dérape vraiment trop!

− Ben, c’est ça qui est drôle, non?

− Non, non, non! Ça n’a pas de sens! Elle sort d’où ta poule?

− Ça précipite trop la fin du récit!

− C’est beau, c’est beau, j’ai compris! OK, pas de mort… 

− D’ailleurs, pourquoi le père dit « c’est seulement une tortue » ? C’est une poule, non?

− Ben il s’en fout de l’espèce de l’animal. Ça peut être un rat, une girafe, ça n’a pas d’importance pour lui.

− Non ça je comprends, mais pourquoi une tortue?

− Ben ça se ressemble non…?

− Ok, laisse faire c’est bon. Donc, on efface quoi alors?

− Le dernier paragraphe, où tout le monde meurt. C’est lui qui fait pas de sens.

− Aussi, je propose qu’on donne un nom à la protagoniste. 

− Quelqu’un a une idée ?

− Kern!

− Quoi… c’est quoi ça?

− Kern, c’est le nom du personnage principal!

− Ça sort d’où ce nom de merde ?!

− Ben, Kern ça fait comme Kernel en anglais, et kernel ça fait maïs et les poules ça mange du maïs, donc c’est parfait non?

− Mouais… bon comme tu veux.

− OK, on reprend?

− Oui, on reprend avec les nouvelles modifications.

***

Extatique, la mère de Kern ne cessait de parler de nouvelles amitiés et possibilités. Elle tenait fervemment à l’idée que sa fille puisse aimer à nouveau, du moins autre chose que les poules. À vrai dire, elle s’était toujours demandé ce que sa fille aimait tant chez cet animal, mais elle ne la jugeait pas pour autant. Le plus important pour elle était que Kern soit heureuse. Puis elle savait à quel point la mort de Nihil l’avait bouleversée. Mais elle savait aussi qu’il était temps pour sa fille de créer de vraies connexions avec des êtres humains et pour cette raison elle était d’autant plus enthousiaste à l’idée qu’elle fréquente l’école de l’Amour, comme l’avait proposé le médecin. 

Elle n’était pas juste excitée par rapport à la future école de sa fille. Elle avait aussi très hâte de finalement arriver dans leur nouvelle demeure qui se trouvait sur un tout autre continent que celui où elle avait toujours vécu. Ça allait être grand changement de leur ancienne vie, un tout nouveau départ. C’était un autre changement qui n’affectait pas particulièrement Kern. 

Debout devant les grandes portes de sa nouvelle école, Kern ne souriait pas. À vrai dire, comme toujours, elle peinait à ressentir quoi que ce soit. Elle traversa l’immense portique formant un cœur gigantesque de l’immeuble rose, pour atterrir dans le hall d’entrée. Elle se dirigea vers le bureau du directeur, où il fallait apparemment qu’elle passe pour finaliser son admission. Une fois arrivée, elle toqua trois coups avant que la porte du bureau ne s’ouvre sur un être étrange: son regard reptilien se redressa, on aurait dit que les orbites de ses yeux gigotaient comme des petits ressorts, un peu comme ceux des poules. Il était assis confortablement sur une chaise roulante noire qui semblait extrêmement confortable. Il avait les jambes croisées, des jambes fines comme des allumettes et il était habillé d’un large pantalon venant de pair avec un costard un peu trop large pour lui, assorti à un collier d’où pendouillait un stylo bille. Étrangement, il émanait de confiance, bien qu’il ne semblait pas tout à fait à sa place. Kern n’en fit pas tout un plat. Après tout, cela lui importait peu puisqu’elle était là simplement parce qu’elle avait été convoquée. Elle mit un pied dans ledit bureau et aussitôt l’homme se leva et lui serra la main, sans même se présenter. Confuse, Kern fixait la chaise roulante laissée en plan derrière. Le directeur dut s’en rendre compte, car il s’empressa de lui donner des explications : il s’appelait Lézard et était le directeur de l’école de l’Amour et la chaise n’était pas à lui, mais Kern ne comprit pas son explication à cause du débit de parole trop rapide de l’homme. Il lui dit aussi qu’elle devait maintenant aller voir une certaine Daisy au dernier étage du bâtiment, soit dans le local A, au 8e étage. Sans poser de question, Kern sortit du bureau et se mit en route.

De l’autre côté de la porte de la classe A se trouvait Daisy, une fille de son âge. Elle portait aussi l’uniforme de l’école, comme tous les autres étudiants, mais la petite jupe et le veston bleu aux bordures rose éclatant lui allaient comme un gant. Et ce qui était d’autant plus stupéfiant, c’était son aura. C’était difficile à décrire, mais lorsqu’on la regardait, un voile dense semblait l’envelopper, une énergie intrigante. C’était comme si sa présence débordait d’affection, comme si elle projetait un jet d’amour puissant à tous ceux qui la rencontraient. Accueillante, c’est le bon mot, oui, elle semblait accueillante. « Bienvenue parmi nous! Je m’appelle Daisy et je suis la présidente de la classe ». Le cœur de Kern fit un saut lorsqu’elle vit la salle remplie de personnes. Elle préférait de loin les tête-à-tête que les grosses foules. Les conversations lui faisaient peur, ce n’était pas comme les milliers de discussions qu’elle avait avec Nihil. Rien n’était plus plaisant que les discussions avec sa poule. Daisy la fit entrer et quelques regards curieux se posèrent sur la nouvelle arrivée. Kern évitait les regards. À vrai dire, elle ne regardait personne, elle paniquait intérieurement. La main de Daisy se posa sur son épaule, ce qui la rassura immédiatement. La cloche sonna et aussitôt, tout le monde s’assit à leur place. Enfin, tout le monde sauf Kern. Toutes les chaises avaient l’air d’être prises et personne ne semblait vraiment vouloir lui céder sa place, ce qu’elle pouvait comprendre. Mais ça n’empêchait pas la situation d’être un tantinet gênante. Elle, seule devant la classe à attendre inconfortablement. Elle ne savait tellement pas quoi faire qu’elle sortit sa poule en peluche. Heureusement, Daisy remarqua son malaise et lui fit signe de prendre sa place. Kern n’argumenta pas et s’assit à la place de la présidente, qui sortit de la classe pour aller se chercher une chaise. Mais dès qu’elle fut hors de la classe, des rires moqueurs se firent entendre. Sur le moment, Kern ne compris pas que ces rires lui étaient dédiés jusqu’à ce qu’elle reçoive un papier chiffonné où il était écrit LOSER en gros marqueur rouge. Kern était confuse. N’était-ce pas une école de l’amour? Pourquoi est-ce que ces élèves avec qui elle avait à peine discuté la traitaient de la sorte? Brusquement, elle sortit de la classe en courant. Elle n’était pas triste ou même embarrassée. Elle était en colère. Enfin, elle ressentait une émotion. Clairement pas celle que sa mère avait en tête, mais s’en était une tout de même. Alors, elle décida de faire la chose qui lui semblait la plus logique sur le moment: mettre le feu à l’école. Pendant un moment, elle imagina Daisy qui avait été si bienveillante avec elle, mais cette image quitta rapidement son esprit. Elle avait pris sa décision : tout le monde pouvait bien brûler. 

***

− Sérieusement ?! Elle brûle tout?

− Ouais, c’est peut-être un peu trop…

− C’est le fun quand ça dérape, ça met de l’action! 

− Oui, mais pas à ce point non plus.

− Oh je sais quoi faire! Et si Daisy, c’était la réincarnation de Nihil ?!

− Tu veux dire la poule de Kern?

− Ouais, c’est bien non?

− C’est vraiment n’importe quoi… j’adore l’idée!

− Ok, on fait ça alors, oubliez tout le dernier paragraphe. 

***

Kern se mit en direction de la fameuse salle du 8e étage, suivie de près par le directeur. Elle jetait quelque coup d’œil de temps à autre pour voir si elle était encore suivie, mais à chaque fois qu’elle regardait derrière elle, elle avait l’impression d’y voir quelqu’un de différent. Arrivée devant la classe en question, Kern se retourna de nouveau vers le directeur qui n’avait pas changé d’apparence. Il la fixait d’un regard que Kern n’arrivait pas à décrire. Il semblait vraiment s’amuser, mais ses yeux laissaient aussi transparaître de l’affection. Kern ne savait pas pourquoi, mais ouvrir la porte ne la mettait pas à l’aise. Elle gigotait légèrement, jetant constamment des petits regards furtifs à l’homme qui l’avait accompagnée, celui-ci grand sourire d’enfant aux lèvres encourageait, les deux pouces en l’air, la jeune fille à ouvrir la porte. Kern prit une grande inspiration et tourna la poignée. Une lumière blanche l’aveugla un court instant et quand ses yeux furent habitués, elle mit les pieds dans la salle. Regardant timidement autour d’elle, Kern cherchait la fameuse Daisy du regard. Constatant le vide de la pièce, elle se retourna vers la porte où le directeur devait se tenir, mais elle ne le voyait pas. Soudain elle entendit le bruit d’une chaise retentir dans le fond de la salle, elle fixa attentivement l’endroit en question se demandant ce qui allait surgir. Elle vue le haut d’une petite tête rousse émerger de sous un bureau. Le cœur de Kern se stoppa un instant. Quand la petite fille fut complètement levée, son regard croisa celui de Kern. Pour une raison qu’elle ignorait alors, des larmes se mirent à couler le long de ses joues, tandis que la petite fille lui souriait tendrement. Kern reconnut instantanément l’être qui s’avançait joyeusement vers elle avant de se jeter dans ses bras. Kern serra fermement Daisy dans ses bras enfonçant son visage plein de larmes dans son cou. Elle se détacha un moment de la fille pour mieux la regarder, cela ne faisait aucun doute, elle en était d’autant plus certaine face à ses yeux d’un turquoise si profond, devant elle, sous cette forme humaine, se trouvait Nihil, l’âme sœur platonique qu’elle pensait avoir perdue à tout jamais. Elle sourit de plus belle, les yeux encore pleins d’eau. Daisy murmura quelques mots doux au creux de l’oreille de Kern qui sourit tristement. Derrière elle, un son d’applaudissements retentit. Kern se retourna en sursautant. Dans le cadre de porte ne se trouvait non pas l’homme qui l’avait mené à cette pièce, mais le charlatan qui lui avait parlé de cette école. Il portait la tenue que le supposé directeur portait plutôt — ce qui était clairement plus à sa taille maintenant — et montrait le même sourire plein d’affection. Kern avait alors compris, elle devait maintenant rentrer chez elle, l’endroit où elle se trouvait n’était pas pour elle, elle ne pouvait pas rester indéfiniment. Cet endroit existait pour les gens en deuil qui ne pouvaient plus avancer, une dernière destination pour les âmes perdues de faire leur adieu. Kern serra une dernière fois Daisy dans ses bras et lui caressa délicatement la joue avant d’y déposer un doux baiser. Elle se dirigea lentement vers la porte sans se retourner. Arrivée au niveau du médecin, elle lui fit une courte étreinte avant de passer la porte vers la lumière. Tandis qu’elle se faisait aveugle elle entendit dans son dos la douce voix de Daisy « Merci pour tout Kern, on se reverra un jour, je te le promets !! » Kern se réveilla alors dans la chambre de sa nouvelle maison, une larme glissant lentement le long de sa joue. Dans une main se trouvait une feuille avec le dessin d’une petite fille rousse et d’une poule et dans l’autre une magnifique fleur blanche: une marguerite.

Fin

*** 

− Attends, et ça se finit comme ça? Pas de mort, rien? Tout le monde est content? C’est plate, non?

− Pas besoin que tout le monde meure non plus.

− Je sais mais là…

− De toute façon, on a plus de place pour écrire, donc…

FIN

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