

Le plafond de notre chambre se mélange à mes pensées. Les moulures qui avaient été un débat capital parce qu’elles n’étaient pas au goût d’Arthur me paraissent maintenant fades. La couleur crème semble sale, comme vieillie par le temps.
– T’aimes ça ?
– Oui, oui, continue …
Ses caresses passent sur ma peau comme du sable, tombant à mes pieds sans force. Des mains désespérées essayent d’atteindre ce qui n’est plus. Moi qui avant n’étais que mouvement, une vague sur tous tes membres. Le marbre fond dans mes veines, asperge notre amour de pierre. Le froid envahit nos corps autrefois ardents. Il me regarde souriant comme l’adolescent qu’il était autrefois.
– Fuck. Je suis en retard. La réunion commence dans moins d’une heure.
J’ouvre abruptement la porte de la salle de bain. Je maudis le plombier qui nous a couté une fortune alors que l’eau prend toujours mille ans à avoir la bonne température. Tout m’irrite même l’odeur du savon.
J’essaye de le laver de mon corps, de lui échapper. Le plancher de la salle de bain trop parfaite qu’il a choisi. La vie que je croyais vouloir, que j’aie priée pour avoir pendant si longtemps n’était qu’un songe d’enfant. Maintenant, je suis complètement perdue dans ma propre maison.
– Tu travailles beaucoup ces derniers temps … Est-ce que tu vas être là pour le souper de ce soir ? Les enfants te demandent.
– Oui, oui, c’est seulement que le contrat de ces dernières semaines était vraiment demandant.
– Trop demandant, t’es jamais là!
– Je sais, je sais. Je serais là ce soir. Bon, j’y vais, bye, bonne journée.
Si je ne m’en vais pas assez vite, il va me demander de rester. Je me précipite vers la grande porte d’entrée, m’enfonce dans l’auto. Une première inspiration, une seconde, une troisième. Je ne respire plus. Je démarre le moteur, son ronronnement me réconforte, il me rappelle que je serai bientôt loin de cette réalité.
La façade de l’édifice fait de l’ombre sur le trottoir. Il rayonne parmi les nombreux gratte-ciels qui surplombent le centre-ville. Les passants se bousculent sur le trottoir avec un café beaucoup trop cher à la main. Je me dépêche de gravir les marches qui mènent au vestibule.
Je m’engouffre dans le couloir. D’interminables rangées de bureaux se dressent à ma gauche, à ma droite. Je me dirige vers mon tout nouveau bureau, une récompense de ma promotion. Des papiers sont éparpillés sur le bureau. Déjà, je vois tout le travail qui m’attend. Un soupir s’échappe de mes lèvres.
– Hey, est-ce que tu peux aller voir la boss, s’il te plait? Elle a besoin de te parler quelques instants.
– Salut, oui, j’arrive dans un instant.
Je n’ai que le temps de ranger quelques papiers que je me dirige déjà vers le seul bureau qui a une porte et une incroyable vue sur toute la métropole. La porte est faite d’un magnifique bois massif. Je toque trois fois.
– Rentre, Lydia, rentre.
Je le vois appuyé sur le seul fauteuil confortable du bureau. Il me sourit. Je me tourne vers Lara et je sais en voyant Tristan dans son bureau que c’est une urgence.
– Lydia, Tristan, je vous ai convoqués pour vous assigner un travail sur une affaire qui nous a fait perdre plusieurs millions de dollars. J’ai besoin d’avoir les rapports complets de plusieurs de nos comptes pour retrouver l’argent qui a été perdu ou volé. Le problème parce que, oui, il y a toujours un problème, c’est que j’ai besoin de les avoir reçus aujourd’hui pour minuit.
– Ce sera prêt pour minuit, dis-je.
– Vous nous connaissez, Lara… vous ne serez pas déçu, dit Tristan.
Tristan me regarde du coin de l’œil. J’ai toujours cette impression qu’il me connaît mieux que moi-même. Qu’est-ce qu’il voit que je ne vois pas ?
Ça fait maintenant cinq ans que Tristan et moi nous nous connaissons. Étant les meilleurs employés de la compagnie, on nous mettait en équipe pour résoudre les problèmes commis par les autres. Notre amitié a fleuri avec le temps, et les années se sont enchaînés sans qu’on les voie passer.
Nous sortons du bureau et la journée se déroule de la même façon que les fois précédentes. Comme d’habitude, on passe la journée à répondre à des courriels qui n’ont aucune importance, à aller à des réunions longues et fastidieuses, à écouter les plaintes de clients qui veulent toujours plus d’argent et pourtant je n’aurais pas passé pas ma journée à faire quoi que ce soit d’autre.
Lorsque l’horloge sonne 19 h, Tristan et moi, nous nous réunissons dans la salle de conférence pour effectuer le travail demandé par Lara. Tristan a cette capacité de décortiquer n’importe quel problème qu’on lui mett sous la main. Moi, de mon côté, j’ai le don de faire un rapport complet en la moitié du temps que prendrait normalement la moyenne des employés. Ensemble, on était invincibles.
Les heures passent rapidement. Je passe mon temps à lire des rapports interminables, à écrire toutes les solutions possibles sur le tableau de la salle de conférence, à lancer des idées ici et là et, finalement, on réussit à trouver une solution. Il est maintenant 1 h du matin.
– Je suis complètement épuisée, dis-je en avalant une troisième pointe de pizza.
– Ouais… disons que comment tu t’endors en mangeant cette pointe est assez explicatif, dit Tristan.
– Ha ha ha. Très drôle.
– Tu me trouves toujours drôle, dit Tristan, un sourire niais sur le visage.
– Pas aujourd’hui, on dirait.
– J’imagine que ton mari est plus drôle que moi.
Quelques secondes passent avant que je réponde.
– D’un, son nom, c’est Arthur et, de deux, non, il n’est pas plus drôle que toi.
– Ça, je le savais déjà, mais la vraie question est : comment ça se passe à la maison?
Deuxième silence encore plus long que le premier.
– Je ne sais pas… Je ne me rappelle plus pourquoi j’ai choisi cette vie. Est-ce que je voulais vraiment une grosse famille, un homme à la maison qui m’attend pour le souper? Ce n’était pas la vie que je croyais.
– Nous croyons tous savoir ce qu’on veut, mais qu’est-ce qu’on en sait ?
– Je ne sais plus quoi penser. J’aimerais juste mettre ma vie en pause… juste deux instants…
Tristan me prend dans ses bras sans dire un mot. Il m’enlace. Ni l’un ni l’autre, nous n’osons bouger. Après quelque temps, il prend mon visage entre ses mains et m’embrasse. Je lui rends son baiser tout doucement. Je me détache de lui, les larmes aux yeux.
– On ne peut plus continuer comme ça, lui dis-je.
– Je sais… Je te sens épuisée… et la vérité, c’est que moi aussi.
– T’aimerais que je laisse mon mari ?
– Je ne crois pas que je puisse te donner la réponse que tu veux.
– Quelle est la réponse que je veux ?
– Je crois que tu ne veux plus vivre une double vie… Tu ne veux plus de mensonges, plus de cachettes, tu veux la paix. Le genre de paix qui te permet d’être heureuse avec qui tu es… c’est ça que tu veux. Maintenant, dis-moi, quelle réalité veux-tu vivre ?
– Je…. Je suis perdue.
Tristan se lève, prend son manteau du rebord de la chaise et se retourne vers moi en me disant :
– Tu me diras quand tu sauras.
Il part sans se retourner une seule fois.
Je mets les clés dans la serrure en espérant ne réveiller personne. La maison baigne dans le noir. Le silence pèse sur moi. Je me dirige vers la cuisine, ouvre le frigo et prend une bouteille de vin. Je me verse un verre. Le vin désaltère ma gorge sèche d’avoir autant pleuré.
Des pas se font entendre sur l’escalier. Je sais déjà ce qui s’en vient, une dispute, des cris, des larmes. Je vois le visage d’Arthur, épuisé, me scrutant. Il s’assoit en silence sur une des chaises hautes de la cuisine.
Je brise le silence en m’excusant de mon absence au souper de ce soir. Il garde le silence. Je lui explique que je devais finir un travail important et que je ne pouvais pas dire non. Son regard se promène sur les traces de mascara sous mes yeux, sur mes cheveux en désordre, sur mes mains qui tremblent. Je continue mon discours habituel, et finalement il brise le silence.
– Que veux-tu de moi? dit-il calmement.
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Je vis ma vie à t’attendre. Tu n’es jamais là.
– Je sais, je sais, dis-je, exaspérée sachant qu’on va avoir la même conversation qu’à l’habitude.
– Non, tu ne sais pas ce que c’est de devoir tout faire seul. Tu ne sais pas ce que c’est de devoir toujours expliquer à nos enfants que leur mère est au travail. Juste, dis-moi, pourquoi tu traites ta famille comme ça ? Ne valons-nous rien ? dit-il sans émotion, complètement vidé d’avoir été tant méprisé.
– Non, ce n’est pas ça, je vous aime, dis-je dans un murmure.
– Arrête tes conneries. Tu penses que je ne sais pas. Tu crois vraiment que je ne sais pas que tu couches avec Tristan alors que, comme un con, j’attends un putain de miracle. Je ne veux plus que tu me suives et qu’on couche ensemble et que demain tu dises que tout va bien aller et qu’on arrangera tout. Alors, pour une bonne fois dans ta vie, tu vas rester assise et penser à ce que tu veux parce que je ne vais plus t’attendre. Pas une seule seconde de plus.
Il se lève de sa chaise et part. Mes yeux restent figés sur la chaise vide, sur le mobilier que je croyais vouloir.