
Dans l’horreur de la nuit, les lucioles brillaient encore. Malgré le massacre, elles brillaient encore. Malgré le péché. Malgré les abominations qui avaient été commises. Mais on ne pouvait pas les blâmer. Cela s’était produit en plein jour. Les lucioles dormaient encore. Maintenant, tout ce qu’elles pouvaient faire, c’était d’observer les tragiques conséquences de l’hubris humaine.
La forêt avait longtemps servi de maison à un esprit. Un esprit qui ne cherchait ni le bien ni le mal. Il observait simplement. Il observait et protégeait l’équilibre des lieux. Il n’empêchait pas la mort. Rien ne sert d’empêcher la mort. Mais l’Esprit de la forêt observait. Et il se rappelait. Il se rappelait tous ceux qui avaient existé avant lui. Dans son éternité, il préservait l’existence de toute entité ayant foulé le sol de sa forêt. Non. Pas sa forêt en fait. C’était plutôt lui qui appartenait à la forêt. Tant qu’elle existerait, lui aussi existerait.
Cet Esprit avait l’apparence d’un cerf à deux têtes : une qui regardait la vie et une qui regardait la mort. Pourtant, il restait facile de le confondre avec un cerf normal. Et voilà où avait commencé la tragédie.
Pas loin de la forêt, un royaume était dirigé par un roi et ses chevaliers qui allaient souvent chasser dans la forêt. Chaque nouveau roi était prévenu dès son ascension au trône: « Prend ce qui est nécessaire à la survie de ton royaume mais jamais plus. Et surtout, peu importe la faim ou la peur que tu ressentiras, ne laisse jamais une de tes flèches toucher un cerf issu de ces bois. » L’avertissement était clair, et jamais un roi ne l’avait pris à la légère. Mais, en cette journée meurtrière — tout moment où la lune ne brille pas n’est-il pas déjà une forme de mort annoncée? —, ce n’était pas un roi qui entra dans ces boisés, mais un prince.
Le roi du royaume était tombé malade. Bien trop malade pour chasser. Son fils, espérant l’aider dans ses tâches, s’était imposé lui-même la tâche d’être celui qui rapporterait de la viande pour nourrir son royaume. Il avait entendu parler de l’esprit de la forêt, bien sûr, mais il n’était pas encore roi et jamais personne ne l’avait averti des règles de la forêt.
Alors que l’Esprit de la forêt observait un lapin se faire chasser par un renard, voilà qu’il vit soudain une flèche sortie de nulle part lui percer le ventre. Le prince, qui croyait avoir manqué son coup, envoya une deuxième flèche qui atteignit cette fois la gorge de l’Esprit de la forêt.
Au son d’un cri provenant des entrailles de la terre, le cheval du prince fit tomber son cavalier et s’enfuit à toutes jambes. Et, même s’il était encore tôt dans l’après-midi, les lucioles se réveillèrent alors qu’une lune rouge se leva prématurément d’un sommeil similaire à la mort. La nuit tomba sur le prince comme une couverture réconfortante et non comme une malédiction. Mais elle était là pour le réconforter du sort qui l’attendait. Pas pour le protéger.
Pour la forêt, cette nuit précoce était un cauchemar des plus terribles. L’Esprit de la forêt avait essayé de faire quelques pas avant de s’effondrer par terre, chaque goutte de son sang faisant naître des fleurs rouges. L’Esprit agonisait. Un cerf normal aurait dû mourir. Mais, tant que la forêt vivait, il en irait de même pour son esprit. Sans peau, sans os, sans sang, son cœur aurait tout de même continué à battre.
Le prince, se rendant compte de son erreur, alla s’agenouiller auprès de l’Esprit, mais il était déjà trop tard. Les fleurs rouges avaient envahi le sol tout entier, puis une voix résonna dans les branches, faisant scintiller les lucioles et vibrer les os du prince :
– Humain aux flèches maudites, la forêt t’a-t-elle jamais fait quoi que ce soit?
« Rien, rien », essaya-t-il de répondre, mais les mots restèrent pris dans sa gorge, telle la mousse sur la roche.
– Tu ne peux pas me tuer complètement, mais comment suis-je censé régner sur la forêt dans un tel état? Qui se rappellera la vie qu’il y avait ici? »
– Je suis désolé, je ne savais pas.
Les mots ne voulaient rien dire face à l’échec de la mort qui envahissait la forêt. La seule chose qui aurait pu vraiment compter aurait été une action. Mais que faire? Il n’était qu’un prince désemparé devant un esprit divin qui se vidait de son sang devant ses yeux de mortel.
– Quitte cette forêt et laisse-moi ici. La forêt, avec le temps, saura se guérir, bien que de précieuses années seront perdues. À moins que tu préfères accepter ton erreur et subir le châtiment qui t’es dû …
Comment donc? se demanda le prince. Les fougères parlèrent pour lui, et il comprit.
– Prends ma place : mange mon cœur et deviens un avec la forêt. Observe. Plus jamais tu ne pourras la quitter et toujours tu sentiras les blessures que tu as créées. Laisse-toi teinter par la mort et tu apprendras sur la vie. Souviens-toi de mon sacrifice et jamais je ne mourrai vraiment. Jamais la forêt ne mourra.
Était-ce vraiment cela le châtiment qu’il méritait? En l’acceptant, il ne reverrait peut-être jamais son père. Son royaume. Il ne connaîtrait plus que la mort.
Non. Non !
Avant la mort, il observerait la vie et apprendrait à la connaître mieux qu’il ne se connaîtrait jamais. Il deviendrait l’essence même de la vie dans cette prairie de fleurs rouges.
Jamais cette réponse à son dilemme ne lui passa par la tête, mais le sang qui dégoulina sur son menton alors qu’il croquait dans le cœur de l’Esprit de la forêt lui répondit.
Alors que la douleur des bois poussant sur son crâne l’empêchait de penser, ses yeux virent. Ils virent finalement les lucioles, les arbres et le corps mort gisant à ses pieds.
Il vit la vie.