Selon moi, il existe trois catégories de personnes dans ce monde. D’abord, celles qui sont d’un commun accord avec le présent. Leur vie actuelle leur convient, elles ne désirent qu’en profiter un maximum avant qu’elle leur échappe. Ensuite, celles qui sont tournées vers le futur. Elles ne cessent de planifier – ou non – leur avenir, ne cessent d’attendre que leur vie commence réellement, devienne excitante. Enfin, celles qui trouvent du réconfort dans le passé. Ce qui était n’est plus, mais c’est là qu’elles aimeraient être.
Si l’on me demandait à quelle catégorie je pense appartenir, je répondrais la troisième. Ne vous méprenez pas, le présent est passionnant et je m’extasie devant la perspective du futur qui approche à chaque instant, mais le passé peut parfois être une consolation. Il sait se montrer tendre et doux lorsqu’on en a besoin.
Ce que je chéris particulièrement de mon passé, c’est mon enfance. Cette enfance orangée comme les couchers de soleil et rose comme l’amour maternel. J’ai grandi dans la campagne provençale, au milieu des champs de lavande et de vignes. Le gazouillis des oiseaux le matin, le cri des cigales la journée et celui des grillons la nuit étaient des sons habituels. Je me souviens de cette balançoire en plastique jaune dont la corde m’irritait la paume des mains, de cet arrosoir d’un vert que le passage du temps avait affadi, de ce pot de camélias que ma grand-mère chouchoutait tant. La glycine surplombant la terrasse aux dalles rouges, l’odeur des moules qui mijotaient, le son de la télévision qui jouait dans le salon, le romarin qui frémissait sous l’air chaud des vacances d’été, le bourdonnement des abeilles qui butinaient les fraises en fleurs. Tout n’est à présent qu’un souvenir, un enivrant tourbillon d’éclairs nostalgiques, de bruits, de goûts, de senteurs. Mais oh ! ce que je donnerais pour tout revivre rien qu’une fois.
De tous mes souvenirs, tous les moments que je pourrais revivre, je choisirais le trajet en voiture pour quitter les Alpes Maritimes et me rendre dans le Var. C’était long, si long, bien plus long que les deux heures que mes parents me promettaient, le voyage se retrouvait allongé par l’impatience enfantine, l’effervescence des vacances, la hâte de retrouver le reste de ma famille. J’adorais le sentiment de renouveau qui m’envahissait lorsqu’on gagnait enfin l’autoroute, laissant Grasse derrière nous ; je regardais les autres voitures rouler à nos côtés, m’imaginant qu’on participait à une course sans fin ; je promenais mon regard sur les champs de vignes qui s’étendaient à perte de vue. Mon père faisait jouer de vieux CD des Beatles, de Francis Cabrel ou de Christophe Maé dont on chantait les paroles en chœur. Au fil des années, j’avais fini par repérer le moment exact où on arrivait enfin dans le département varois. Une tout autre joie m’habitait alors, je sautillais dans mon siège, et le soleil semblait plus éclatant encore. J’essayais d’apercevoir la mer et les longues plages de sable doré au loin, je rêvais des journées qu’on passerait dans la même position que les touristes qui y étaient déjà. Mais l’instant précis où mon excitation atteignait son comble, c’était quand Azura Park entrait dans le paysage. Non seulement ce parc d’attractions avait-il fait partie de tous mes étés, mais il signifiait qu’on était arrivé – ma grand-mère habitait à une dizaine de minutes. Je me rappelle cette petite route en terre battue couverte de cailloux qui menait à la vieille bâtisse de campagne. Lorsque mon père tirait enfin le frein à main, je sortais en trombe de la voiture, ne pouvant plus attendre une seconde de plus. Ma grand-mère attendait devant le portillon du jardin, prête à nous donner un millier de câlins. Mes parents déchargeaient les bagages, et on gagnait la maison tous ensemble, ma grand-mère glissait un mot sur son cactus. Je peux encore sentir l’odeur émanant de la cuisine, imaginer la fraîcheur du carrelage jaune et noir sous mes pieds.
Un certain après-midi me revient en mémoire en écrivant ces mots. Ma grand-mère nous avait amenées, ma mère, ma sœur et moi, à un repas de village, à Cavalaire. Nous avions pris la voiture pour y monter et la route sinueuse m’avait donné la nausée. Là-bas, de grandes tables de pique-nique avaient été disposées le long des rues ; il y avait des centaines de personnes ! Nous avions mangé de petits plats typiques de la Provence : moules et frites, légumes aux fines herbes, assiette de tomates et mozzarella à l’huile, tartines au beurre, salade niçoise, tapenade et aïoli, pissaladière… Après le repas, nous avions sillonné les rues du village, contemplé les vieilles maisons en pierre bossagée. Cette architecture de campagne restera toujours ma préférée. Je me souviens de ma mère prenant des photos de ma sœur et moi devant les fleurs, les fenêtres que nous trouvions jolies, le point d’observation d’où nous avions la vue sur toute la montagne.
Je me surprends souvent à repenser à cette époque de ma vie, à formuler des prières impossibles, car ce temps est révolu. Il me manque tellement. Le bruit des vagues s’écrasant sur le sable doré me manque. Le chant des cigales annonçant le beau temps me manque. Les repas de famille autour de tomates du jardin et de bougies à la citronnelle me manquent. S’asseoir sur le tracteur de mon grand-père et l’aider à ramasser le raisin lors des vendanges me manque. Être une enfant ne devant se soucier de rien me manque. Recevoir un amour inconditionnel, simple à accepter et à redonner me manque. Pourquoi cette forme d’amour n’existe-t-elle plus ? Pourquoi tout doit-il désormais être compliqué, ambigu, paradoxal ? Pourquoi dois-je aimer la raison de ma souffrance, pourquoi ne puis-je pas retourner en enfance ?