En mémoire de, par Mia Archambault

V.I.S.IO.N.

La chaleur incessante du mois d’août n’avait pas lâché les habitants de Frelighsburg depuis plusieurs jours. Elle ne tombait pas du ciel, elle s’y accrochait — suspendue comme un voile brûlant, accrochée aux toits de tôle, aux joues moites des enfants et aux dos des chaises en plastique qui collaient à la peau. Avec une population de 1 123 occupants, Frelighsburg était une enclave où tout le monde connaissait tout le monde. Il était impossible de marcher dans la rue sans reconnaître un passant.

            Noé, lui, avait pourtant appris à se méfier de cette hospitalité. Enfermé dans son petit studio, il observait dans le silence le trottoir baigné d’une lumière calcinante. Ses voisins s’étaient précipités à venir en aide à l’une des doyennes du village qui peinait à soulever ses sacs d’épiceries. Comme lui, elle logeait un appartement au troisième étage, pourtant Noé restait là, à observer la scène. Un réflexe maintenant instinctif de croupier dans le retrait.

            En soupirant, Noé retourna à sa toile, la sueur s’imbibant dans son chandail. Il n’avait pas touché à ses pinceaux depuis plusieurs mois – l’inspiration ne lui venait plus aussi aisément que durant ses années de secondaire. Mais, cette nuit-là, il avait rêvé. Un rêve étrange et dérangeant, mais il s’était réveillé avec un feu nouveau qui l’embrasait au creux du ventre. Sa passion reprenait vie.

            Sa toile était assombrie des traces épaisses des coups précédents de pinceaux, et au centre de son œuvre, une jeune femme se débattait dans les eaux sombres et polluées d’un lac. Il ignorait pourquoi la mort avait rallumé en lui son envie de reprendre la peinture, mais il s’en fichait et était soulagé d’avoir retrouvé sa principale source de revenus. Les derniers mois avaient vidé son portefeuille à une allure si alarmante qu’il avait été contraint d’accepter un nouvel emploi à l’entrepôt dans la microbrasserie du village. Maintenant, tout ce qu’il espérait était que d’autres rêves comme celui-ci viendraient lui rendre visite. Il n’était pas nécessairement friand à l’idée de s’imaginer diverses morts mais, pour l’instant, il était prêt à accueillir toute illumination qui lui viendrait à l’esprit.

            En attendant, il lui fallait aller faire les courses. Reclus entre ces quatre murs jour après jour, il avait tendance à épuiser plus rapidement que prévu ses provisions pour la semaine. L’isolement volontaire l’amenait à grignoter inconsciemment.

            Le marché de Frelighsburg n’était qu’à quelques rues de son studio, environ vingt minutes à pied. Pourtant, en approchant, il eut à peine le temps d’y entrer qu’une foule compacte de villageois lui obstruait l’entrée. Ils parlaient à voix basse, en murmures, mais ne semblaient pas gênés d’entraîner les gens dans leur conversation. Cette intensité malsaine, on la devinait immédiatement, elle était invocatrice de mauvaises nouvelles. En tentant de les contourner, Noé eut la chance – ou la malchance – d’entendre un mot, un passage d’une histoire.

            Valérie Tremblay. Elle venait tout juste d’entrer dans la trentaine. Anciennement meneuse de claques dans la seule école secondaire de Frelighsburg, elle avait eu un accident de voiture sur le pont de Des Rivières. Sa voiture avait chaviré hors de la bretelle, et elle s’était fait extirper du véhicule. Elle s’était cogné la tête sur un des rochers camouflés sous l’eau et avait fini par sombrer en contrebas, noyée.

            Cette information l’avait glacé. Il réussit à dépasser l’attroupement, le cœur serré, mais voulait maintenant rentrer chez lui plus que jamais. Il se dépêcha d’acheter le minimum pour survivre les prochaines semaines, sans y mettre une grande réflexion, puis rentra à grands pas.

            Il connaissait bien Valérie. Elle incarnait tous les clichés ; belle, cruelle, reine des abeilles indétrônable, mais c’était une histoire de leur jeunesse, du passé. Il avait entendu dire qu’elle avait changé depuis. Il ne l’appréciait pas particulièrement, mais il ne lui souhaitait pas une fin telle que celle-ci. Sa mort le troublait, une migraine commençait à lui écraser les temples, ses pulsations impossibles à ignorer. Il lui fallait fuir ce malaise, il avait besoin d’une sieste.

***

Noé s’était réveillé en sueur, le cœur affolé, la bouche sèche. Il venait d’avoir un autre rêve, cette fois-ci sur une personne qui tombait en chute libre, le visage déformé par la peur. Mais ce n’était pas ce qui l’avait fait s’éveiller.

À l’extérieur de son studio, il arrivait à entendre l’alarme d’une voiture qui perçait le silence de la nuit. Plus il se rapprochait de sa fenêtre, plus il entendait ce qui n’était pas là quelques secondes plutôt. Des cris résonnaient dans la rue sombre, et, au loin, des sirènes d’ambulance et de police résonnaient. Il se dépêchait à enfiler des vêtements convenables et sortit de l’immeuble.

Il n’avait fait que quelques pas lorsque son chemin fut bloqué par quelque chose qui gisait au sol.

Son voisin, Isaac, était étendu par terre, sans mouvement, le crâne fracturé sur l’asphalte de la rue. Le sang dégoulinait encore hors de sa tête, ses yeux ouverts regardaient le ciel, et son expression paraissait complètement terrifiée. C’était comme s’il était pétrifié par une terreur nocturne, ou encore qu’il avait été paralysé par un cauchemar monstrueux. En suivant son regard, Noé remarqua la fenêtre de l’appartement de son voisin ouverte, les rideaux sortaient du trou et s’envolaient au vent, créant une vision presque divine d’une apparition fantomatique pour le défunt.

Isaac avait sauté.

***

Noé, qui supportait déjà mal les villageois, commençait maintenant à douter des personnages de ses rêves.

Déjà deux personnes étaient mortes, déjà deux rêves indubitablement vivides, de façon aussi terrible que brutale l’un que l’autre, et ces morts, il les avait vues, vécues, peintes. Les visages arrivaient toujours à lui échapper, flous et sans contours, mais il trouvait étrange que ces rêves se rapprochaient autant de la réalité, et il n’arrivait pas à l’expliquer.

Depuis quelques jours maintenant, plus rien, il n’avait pas rêvé. Il en était aussi rassuré qu’inquiet. 

Il avait tenté n’importe quoi pour reprendre la peinture, désespéré, mais tout ce qu’il touchait prenait une forme hideuse, répugnante, et malsaine. Évidemment, l’art pouvait être subjectif et souvent cruel. Il voulait malgré tout arriver à ressentir de la fierté dans sa création, non pas de la honte.

Il s’était dit qu’une marche lui ferait du bien, car on disait toujours que du soleil et de l’air frais éclairciraient les idées.

Il déambulait dans les sentiers du parc municipal de Frelighsburg lorsqu’il eut une impression étrange. Sans raison logique pour le justifier, quelque chose n’allait pas.

Aujourd’hui, un couple allait mourir. Pendant qu’ils feraient une marche, les mains enlacées, moites de leur chaleur personnelle, ils se feraient accoster par un homme cagoulé. L’homme leur demanderait de lui remettre leurs portefeuilles et bijoux. La femme du couple refuserait de lui donner sa bague de mariage. L’homme commencerait à s’impatienter. Le mari se mettrait entre sa femme et l’attaquant pour la protéger. Ça ne servirait à rien, car le voleur leur tirerait dessus, tuant le couple avec deux balles bien placées. Il dépouillerait leur corps, prendrait un plaisir malsain à enlever la bague aux diamants de la femme, puis il partirait en courant, les poches pleines.

Noé commençait à en avoir assez de son imagination morbide. Il avait pris le chemin pour rentrer chez lui lorsqu’il les entendit, les deux coups de feu.

Se sentant responsable de l’évènement, comme s’il avait pu l’empêcher d’une quelconque façon, il accourait vers le couple au sol. Pour la deuxième fois en un court laps de temps, il était témoin de la mort, il voyait le travail de la faucheuse passée quelques secondes plutôt sur ses innocents passants. Il en était sûr maintenant, il arrivait à prévenir les morts. Comment ? Il ne savait pas. Pourquoi lui ? Il ne savait pas.

Salomé et Iman étaient des aînés investis dans la ville de Frelighsburg, et Noé, qui s’était auparavant fait garder plus jeune par Salomé, espérait que l’ambulance qu’il venait juste d’appeler allait arriver à temps pour les sauver.

Pendant l’attente, il regardait ses mains, les membres de son corps qu’il avait appris à maîtriser à sa guise afin qu’elles soient les plus minutieuses possibles. Il n’arrivait pas à déchiffrer si les taches sur ses mains étaient de la peinture ou le sang des meurtris à ses pieds. Il avait tenté de faire une compresse sur les plaies pour empêcher l’hémoglobine de s’en échapper mais, peu importe l’effort qu’il y mettait, il continuait de couler et de couler et de couler.

***

            Avec tant de condamnés à ses côtés, Noé ne savait plus à quoi la vie servait. Il n’avait pas eu l’enfance facile. Sa jeunesse avait été remplie de méchanceté et de défis qu’il venait à peine de surpasser. Rendu adulte, il ne tenait plus qu’à un fil et essayait tant bien que mal d’y aller au jour le jour, une paye à la fois. Mais cela aussi s’avérait être une tâche ardue.

            Maintenant, avec des présages de décès et des cadavres à ses pieds qui rôdaient  partout, autant éveillés qu’endormis, Noé n’arrivait plus à avancer. 

            L’anxiété, son compagnon depuis longtemps, ne le quittait plus. C’est pourquoi, cette soirée-là, il avait décidé de vider tout le contenu de son flacon sur sa table basse. Les pilules glissaient sur la surface plate, et il s’était préparé un grand verre d’eau, espérant les faire mieux passer. Il avait déjà pris une poignée et s’apprêtait à les avaler quand un cognement résonna dans son petit studio.

            Il n’avait pas beaucoup de visite, et donc il s’imaginait bien qu’il s’agissait d’Ophélie qui venait lui demander comment il se sentait. Elle seule serait inquiète à son égard et sentirait que quelque chose n’allait pas.

            En se levant pour lui répondre, il avait l’impression que le sol se dérobait sous lui. Il balançait d’un côté à l’autre, tanguant. Le bâtiment semblait retenir un souffle qui, s’il le lâchait, allait lui tomber dessus. Puis tout revint à la normale. Aussi vite partie qu’apparu. Il n’était pas sûr s’il s’agissait d’un présage, d’une vision, ou s’il commençait tout simplement un mal de tête et délirait, mais il se promit de n’écarter aucune possibilité.

D’un pas lourd et incertain, Noé alla ouvrir la porte.

Ophélie avait une apaprence lisse et matte, lumineuse sous la lumière jaune du corridor. Ses cils touchaient ses sourcils et ses joues étaient rosées dû à la chaleur. Elle avait de longs cheveux ondulés bruns qui collaient à son cou, sûrement en raison de l’humidité du bâtiment.

Toute autre journée, la visite surprise d’Ophélie lui aurait fait plaisir. Elle habitait un studio dans l’immeuble et s’était toujours montrée intéressée à lui – à son art, à sa façon de vivre, ce que très peu de gens n’avaient jamais fait. Mais, avec tout ce qui venait de lui arriver et le vertige tout frais dans son corps, il n’arrivait pas à lui montrer son enthousiasme habituel.

Elle lui souriait, comme toujours, avec une douceur qui lui faisait presque oublier le poids du monde. Avec un ton calme, elle lui demanda si elle pouvait rentrer, prendre de ses nouvelles après l’incident au parc.

Avec gêne, Noé l’avait fait entrer. Il était habituellement assez ordonné, mais n’avait pas trouvé ni l’énergie ni l’envie de faire du rangement. Ophélie n’avait pas commenté le désordre, et il lui en était reconnaissant.

Elle s’était assise sur son sofa et lui tapait la place à ses côtés. Elle avait commencé à parler de ce qui lui était arrivé ces derniers jours – elle avait été promue – devinant qu’il ne dirait rien de lui-même.

Après quelques minutes, avec un regard doux mais soucieux, elle lui demanda ce qu’il y avait de nouveau pour lui. Il hésita. Il ne savait pas pourquoi, mais il avait l’impression qu’il devait parler de ses rêves étranges qui le suivaient. Il n’était proche de personnes, mais il savait qu’Ophélie n’était pas du genre à juger.

Il s’apprêtait tout juste à parler quand les murs se mirent à trembler de nouveau. Sauf que, cette fois, Ophélie avait réagi, elle l’avait senti elle aussi.

La peur déformait son visage, les yeux écarquillés, le souffle saccadé, elle regardait les murs prêts à s’effondrer sur eux.

Noé n’avait pas peur, pas cette fois. Peut-être est-ce parce qu’il avait déjà ressenti cette secousse mais, à l’instant, il ne doutait pas de ce qu’il allait arriver.

Il prit Ophélie dans ses bras, tentant de consoler ses tremblements. Et il attendit, laissant l’inévitable arriver. Il accueillait avec bras ouverts cette prédiction car, pour une fois, il n’était pas seul.

Et puis, tout s’assombrit.

La fin du monde.

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