par Emma Gagnon-Naudot
Une petite foule déambule sur la vente trottoir Masson malgré l’air frais et le ciel grisonnant. C’est un défilé d’une originalité déstabilisante, un enchevêtrement de bermudas et de jeans déchirés, de chandails de laines et de t-shirts colorés, de cheveux ternes et de teintures éclatées, de visages joufflus et de joues sillonnées. Un contraste saisissant de mélancolie qui habite les grands aux épaules voûtés par les responsabilités, et d’excitation frémissante chez les petits qui détectent immédiatement l’odeur envoûtante de pop-corn au beurre et de barbe-à-papa à la gomme balloune. La joie qui éclaire les bouilles des gamins avant les inévitables réprimandes des parents, les « non » monotones et épuisés me plongent dans une nostalgie soudaine. Ma cadence ralentit subtilement et je me retrouve bientôt complètement immobile au centre de la rue achalandée à fixer sans les voir deux marchants vêtus de leurs casquettes « 20% de rabais » qui grugent avec un acharnement silencieux leurs blés d’Inde juteux. Ce n’est qu’une fois leurs troisièmes trognons jetés que les jappements stridents d’un beagle à proximité me font sursauter violemment hors de la transe. C’est là que je la vois, les yeux encore nébuleux, les muscles à peine détendus de leurs spasmes instinctifs, son regard vert obstiné et confiant dans l’ombre de sa casquette trouée, sa peau d’un blanc immaculé engouffrée dans son pull bleu-marine, ses tâches de rousseur désordonnées… elle m’a séduite sans le vouloir, sans qu’elle s’y attende. Je ne peux m’empêcher de la suivre des yeux lorsqu’elle entre avec un empressement mal dissimulé dans la crèmerie du coin qui offre cette semaine le « spécial sorbet pêche de l’Ontario ». J’attends fébrilement sa sortie, le cœur battant la chamade, le souffle court, ma main gauche tressaillant. Les minutes s’éternisent et mes pieds dépités font déjà demi-tour quand elle se montre enfin lichant avidement son cornet marbré, ses cheveux dorés au vent. Mon corps est envahi instantanément par une bouffée de chaleur qui se répand dans toutes mes extrémités et je rougis furieusement. Des images de lèvres roses, de mains délicates et de cuisses soyeuses m’assaillent, se bousculent dans un tourbillon de désir et de culpabilité.
« Tu me dégoûtes Bastien »
Ces mots gravés dans ma mémoire reviennent automatiquement m’envahir, comme une gifle au visage, comme une douche glaciale qui me refroidit brutalement. Je me sens chavirer inévitablement dans les souvenirs clairs et distincts de cette horrible soirée, la foule tumultueuse m’entourant devenant un lointain brouhaha. Comme dans une transe, je revois vivement l’horreur, la douleur et l’incompréhension dans le regard de ma femme. Je me remémore la honte qui s’est amplifiée dans mon cœur face à sa réaction spontanée, ses mots blessants. Je revois le silence tendu qui a suivi ses diffamations, nos regards qui n’osaient pas se croiser. Je revois les larmes que j’ai versées, les supplications que j’ai murmurées. Je revois sa main sur ma joue mouillée, son étreinte fragile mais apaisante. Je me remémore tous nos rendez-vous chez la psychologue qui ont suivi, nos mains résolument entremêlées. Je me remémore les discutions honnêtes, la vulnérabilité et l’intimité que nous avons partagée. Je me remémore son épaule, son appui. Plus que tout, je me remémore sa compréhension, son amour.
J’ouvre doucement les yeux que j’avais fermés brutalement et je prends une grande respiration. L’air entre gloutonnement dans mes poumons et tout mon corps s’affaisse, l’amertume est encore là mais elle ne me paralyse plus. Je regarde une dernière fois l’objet de tous mes désirs, de tous mes malheurs. La fillette à la casquette trouée a rejoint ses parents, sa petite main disparaissant dans celle de son père, son cornet entamé dans l’autre.