
Un essai au sujet de l’influence du courant expressionniste allemand sur le film The Lighthouse (2019) de Robert Eggers (rédigé dans le cadre du cours Histoire et esthétique du cinéma).
Introduction

Le premier plan nous offre, dès le début, cette esthétique du cinéma expressionniste allemand utilisée par Eggers tout au long de Lighthouse. Ici, ce sont moins les contrastes de clairs obscurs qui sont à observer, même si présents, mais plutôt le décor. On voit la seule maison de l’île, tout juste située à côté du phare, et au fond une mer qui s’étend à perte de vue. Un plan qui encapsule toute la solitude du film. Ce paysage en noir et blanc donne l’impression d’un rêve, voire d’un cauchemar. Ce plan dérange de par son étrangeté. La maison semble fausse, elle semble dessinée. Les lignes noires qui détourent la maison donnent cette impression de dessin. Cet effet du faux se retrouve dans les films expressionnistes allemands où l’on crée volontairement des décors afin d’instaurer une ambiance étrange. Parfois même ces décors ne sont que des toiles placées sur le fond sur lesquelles les décors sont peints, comme c’est le cas dans Le cabinet du Dr. Caligari (1920, Wiene). La maison, selon moi, donne ce sentiment. Elle semble dessinée et détachée du reste à la manière d’une peinture ou encore d’un décor de théâtre. Cette interprétation est d’autant plus pertinente lorsque l’on sait que Robert Eggers a fait entièrement construire le décor pour le film.
La folie l’emporte


La scène ci-dessus montre, en montage alterné, Ephraim Winslow enterrant Thomas Wake. Le premier plan intéressant est celui montrant Ephraim Winslow. L’autre plan monté en alternance avec celui sur Winslow qui creuse est un travelling en profondeur avant sur Thomas Wake, étendu dans sa tombe. Au fur et à mesure que la scène se déroule, on avance vers le visage de Wake. On se rapproche de lui et de ses émotions. On ressent toute son appréhension face à la mort autant par son expression que par son monologue. Il semble réciter un vieux poème ou une vieille histoire de marin. Dans le plan sur Winslow, on observe une caméra placée en contre plongée, probablement pour nous donner le point de vue de Wake, qui montre celui-ci enterrant son associé. Cette contre-plongée donne au personnage une grandeur face à l’autre. Il le domine complètement. Il se révolte enfin contre Wake, qui, depuis le début, lui imposait des règles à la manière d’un tyran. Le magnifique contraste de clair-obscur rendu avec le ciel donne cependant une autre interprétation de la scène. Ce contraste peut souligner la folie du personnage qui a finalement gagné sur lui. Un personnage complètement vêtu de noir et détaché d’un ciel blanc. La folie de l’homme s’impose face à la rationalité. Il perd toute son humanité allant jusqu’à enterrer son collègue vivant. Le clair-obscur permet aussi de dramatiser la scène, en créant cette opposition de rationalité et de folie, accentuant ainsi la psychologie de celle-ci. Le clair-obscur permet aussi une expression plus détaillée du visage. Alors qu’on s’attendrait à une certaine extériorisation des émotions sur le visage de Winslow, on ne voit qu’un visage empreint d’une stoïcité alarmante. Geste presque mécanique prescrit par sa folie qui finalement s’empare complètement de lui. Eggers emprunte à l’expressionnisme allemand pour sa scène le clair-obscur ainsi que le thème abordé. Les contrastes clairs obscurs étaient signatures du cinéma de l’époque des expressionnistes. Le thème de la folie était aussi récurrent puisque le cinéma expressionniste était reconnu pour aller s’interroger sur des sujets profonds et très tabous à l’époque. On se questionnait entres autres sur la mort, la peur, la folie et l’angoisse à partir de la subjectivité tordue de l’artiste. Le réalisateur ajoute donc de la profondeur à sa scène en reprenant les codes du cinéma allemand de l’époque.
Ressemblance directe
Toute la scène où on voit Thomas Wake couché dans sa tombe semble grandement inspirée d’un grand film qu’on associe souvent à l’expressionnisme allemand, à savoir Vampyr (1932) de Carl Theodore Dreyer.

Finalité de la folie

Eggers met en oeuvre une scène extrêmement efficace pour comprendre la phase finale du personnage de Winslow. L’utilisation du clair-obscur plonge Winslow dans une noirceur quasi totale. Il déshumanise son personnage qui semble maintenant plus un monstre qu’un homme. Aidé par la contre-plongée, qui sert ici à grossir le personnage et à lui donner une allure plus imposante. Ces éléments permettent de comprendre que la folie a finalement complètement gagné Winslow. Si tantôt il était encore distinguable, maintenant il est complètement perdu dans les ténèbres. De plus, les éléments du cinéma expressionniste permettent ici de créer une atmosphère glaciale. On comprend grâce à ceux-ci le caractère insensible de Winslow vis-à-vis Wake. Il finit par commettre l’irréparable en tuant Wake. Eggers joue avec le clair-obscur afin d’exposer les tourments psychiques de Winslow. Aussi, l’angle permet de grossir et rendre imposant le personnage comme le faisait Friedrich Wilhelm Murnau, notamment dans Nosferatu (1922), autre grand classique de l’expressionnisme.

La boite de Pandore
Winslow réussit finalement à accéder à la lumière située tout en haut du phare. Lors de son arrivée dans la salle de la lanterne, on remarque les contrastes causés par la lumière. Cette lumière semble être la seule source lumineuse et elle éclaire de manière étincelante toute la pièce. En contraste avec les nombreuses fenêtres noires derrière, elle obtient cet effet d’aura divine. Elle crée au plafond des lignes courbes donnant un effet psychédélique à la salle. Le personnage semble absorbé par le scintillement de celle-ci. La forte luminosité de la lumière, avec son centre d’un blanc immaculé, crée un contraste quasiment aveuglant. Évidemment, le contraste produit par la lumière s’inspire du cinéma expressionniste allemand. Cette lumière vient créer des zones d’ombre permettant à la pièce d’être d’une certaine manière déformée et inquiétante, comme on en trouve dans Le cabinet du Dr. Caligari ou encore dans Sunrise (1927), autre classique de Murnau.

Délire intense
Ephraim sombre dans une sorte de délire dès qu’il se met à regarder la lumière en face. On se demande tout au long du film, comme lui d’ailleurs, ce que peut bien cacher cette mystérieuse lanterne. Cependant, Eggers nous laisse en suspens, nous interdisant de voir à l’interieur de celle-ci. Mais y’a-t-il bel et bien quelque chose à l’intérieur ou n’est-ce que le fruit de l’imagination de Winslow? Une chose est sûre, Eggers met merveilleusement en œuvre sa scène afin de laisser l’interprétation au spectateur. Pour construire sa scène, Eggers reprend des codes du cinéma expressionniste. Le clair-obscur ainsi que l’effet avec la lumière sont au cœur de la séquence. Winslow ayant le visage recouvert d’huile noir, la lanterne rayonne directement sur son visage de manière frontale. L’huile n’étant plus uniforme sur Winslow, elle laisse place à des zones de sa peau qui sont donc blanches. La lumière extrêmement forte frappe sur ces zones, ce qui transforme Winslow. Le visage transformé par la lumière, il subit une sorte de déformation de son visage. On ne voit plus que ses yeux et sa bouche extrêmement contrastée du reste. Cet effet dramatise la scène, sa folie s’extériorise une fois de plus en le rendant méconnaissable. La fenêtre noire derrière permet à l’effet d’être encore plus distinct.

Châtiment de Prométhée
Le film se termine en montrant Winslow étendu sur le rivage se faisant dévorer par des goélands. La fin n’amène aucune réponse au spectateur, qui est laissé à lui-même. La seule réponse que l’on peut en tirer est que la folie de Winslow est terminée. Cependant, depuis combien de temps est-t-il sur ce rivage? Est-ce la tempête qui a tout dévasté le laissant seul? Bref, le film soulève plus de questions qu’il n’en résout, et cette ambiguïté s’inscrit dans les codes expressionnistes. Cependant, le dernier plan que nous laisse Eggers est magnifique. Il est indéniable que le peintre symboliste belge Jean Delville aie grandement inspiré Eggers. Le réalisateur s’inspire de la peinture mais aussi du cinéma allemand avec lequel il pose l’atmosphère du plan final. On y voit un brouillard souvent utilisé dans le cinéma expressionniste afin de poser une ambiance étrange relevant d’un rêve ou encore d’un cauchemar.

C’est exactement ce que fait Eggers en nous enveloppant de cet épais brouillard, nous coupant ainsi de tout monde environnant. Le brouillard rappelle la solitude et l’étrangeté de l’île. Le contraste clair-obscur est également présent et ajoute de la théâtralité à la scène. Grâce au contraste on voit de longs coulis de sang sur le corps de Winslow gisant sur le sol. Ces filaments de sang sont beaucoup plus dramatiques grâce au clair-obscur qui les rend beaucoup plus apparents. L’utilisation de l’expressionnisme rend ici la scène extrêmement dramatique. Eggers réussit à réutiliser le langage cinématographique des expressionnistes allemands de l’époque afin de créer un film d’horreur qui réussit beaucoup mieux que la plupart des films d’horreurs d’aujourd’hui, probablement grâce à ce judicieux mélange de passé et de présent.

En conclusion
The Lighthouse emprunte plusieurs éléments de l’esthétique de l’expressionnisme allemand tels qu’une forte mise en scène visuelle usant de contrastes clairs-obscurs et des jeux d’ombres. Aussi, les personnages nous sont présentés sous un jour intense et exagéré, et le film utilise des images symboliques pour représenter leur lutte intérieure. Avec The Lighthouse, Eggers donne un exemple de l’influence que continue d’avoir l’expressionniste allemand sur le cinéma contemporain, même un siècle après l’émergence du mouvement. Son importance est ainsi magistrale.