
Les boucles brunes de Pénélope Thomas bougent dans tous les sens tandis qu’elle court à vive allure dans les couloirs. Ses joues sont roses et sa respiration est accélérée par son marathon à travers le manoir. Essoufflée, elle ralentit sa course et frôle de ses petits doigts les murs telle une pianiste qui caresserait le clavier de son instrument. La tapisserie composée de plusieurs teintes de rouge est froide. Pénélope retire ses doigts rapidement, surprise par la fraîcheur des murs qui l’entourent. Bien qu’elle porte des chaussures, ses pieds ressentent le froid du parquet rendu glacial. Perplexe, elle se dirige vers la fenêtre où elle aperçoit des flocons qui annoncent l’arrivée de l’hiver. Pénélope ne se rappelait pas qu’ils annonçaient de la neige. Elle descend les escaliers au pas de course et se dirige vers l’entrée. Madame Evans, sa nounou, l’arrête cependant sur son chemin et lui interdit d’aller dehors « pour qu’elle n’ait pas froid », dit-elle. Déçue, Pénélope reste alors dans l’entrebâillement de la porte et observe de l’intérieur les flocons tomber dans l’herbe.
Les parents de Pénélope comptaient revenir de leur voyage dans la soirée, mais une tempête semble être à l’horizon. Pénélope espère que ses parents n’auront pas trop de mal à revenir avec toute cette neige; elle ne veut pas être coincée seule avec sa nounou pour la journée. Alors que la jeune fille continue d’observer le paysage devant elle, Madame Evans s’approche et lui demande si elle compte rester tout l’après-midi à attendre ses parents, ce à quoi la petite fille lui répond qu’elle n’a rien de mieux à faire que de regarder l’hiver s’installer. La nounou laisse donc Pénélope seule devant la porte, allant continuer ses tâches pour la journée.
La couleur des flocons donne l’impression à Pénélope que des petits bouts de nuages tombent du ciel. Elle tend la main pour en attraper, et ils fondent instantanément au contact de sa paume chaude. Le temps semble s’être arrêté, comme si elle était dans une boule à neige dans laquelle le paysage est fixe et collé au sol, le gazon fait de plastique et la neige faite de poudre. Un sourire se dessine sur ses lèvres alors qu’elle s’imagine être une petite poupée au milieu de la boule en plastique transparent, ses pieds collés sur le parquet avec de la colle. Après quelques minutes, l’obscurité commence à s’immiscer entre les arbres et l’air se refroidit. La brise fraîche fait frissonner la jeune fille, et son sourire disparaît avec la lumière du soleil. Les ombres entre les arbres recouverts de neige s’agrandissent et ressemblent à des formes humaines. Pénélope, qui tremble de plus en plus, va pour se blottir contre Madame Evans, mais celle-ci n’est plus à ses côtés. Il fait maintenant noir et la petite fille ne voit presque plus rien. L’air glacial de la nuit rentre dans ses poumons, sa respiration s’accélère et le son qui sort de sa bouche est devenu rauque. Sa vision se brouille. Sa tête lui fait de plus en plus mal. Elle sent ses joues et son front se réchauffer comme si elle faisait de la fièvre. La nuit semble vouloir la dévorer. Elle ne voit à présent que du noir.
« Que faites-vous debout à cette heure? »
En sursautant, Pénélope se retourne. Madame Evans est là, un couteau dans les mains, la regardant avec colère. Pénélope bredouille une excuse, en fixant l’arme. La nounou remarque son regard inquiet et lui sourit. « Je préparais le dîner. » Pénélope hoche la tête, à moitié convaincue. Elle observe Madame Evans et ne reconnaît pas les traits normalement si familiers de la femme dans l’obscurité. Son nez semble trop à droite, et sa bouche est plus large que d’habitude. La petite fille plisse les yeux et se rapproche légèrement de la nounou. Celle-ci recule d’un pas. « Bon, il est temps d’aller au lit. » Voyant que Pénélope ne bouge pas, elle hausse le ton: « Immédiatement, jeune fille! »
Pénélope s’excuse et se dirige rapidement vers les escaliers. S’arrêtant sur la première marche, elle regarde une dernière fois en direction de sa nounou. Elle remarque que celle-ci est plus grande qu’avant. Ne voulant pas se faire réprimander davantage, la petite fille se dirige rapidement vers sa chambre. Il y fait si froid que de la vapeur sort de sa bouche. Elle se dirige vers sa commode et sort son petit lapin blanc domestique de sa cage et le prend dans ses bras. La créature qu’elle a nommée Priam installe son museau mouillé dans sa robe de nuit et ferme ses yeux noirs. Pénélope accourt vers son lit pour se blottir sous les couvertures et se réchauffer. Elle pose Priam à ses pieds et laisse le sommeil l’emporter.
❆❆❆
Pénélope se réveille en sursaut. Son cou est humide de sueur, et ses cheveux collent à sa nuque. Son lapin dort à ses pieds, paisible, son petit museau frémissant de temps à autre comme s’il rêvait. Elle rabat ses draps et s’assied sur le bord de son lit. La vision des flocons qui tombent devant elle est floue, tel un vieux souvenir. Elle se lève et regarde l’entrée à travers sa fenêtre. Ses parents ne sont toujours pas revenus. À travers les arbres, elle croit apercevoir une forme humaine. Pénélope plisse les yeux et voit l’ombre lentement lever la main comme pour la saluer. Elle recule tranquillement de quelques pas, son cœur tambourinant à toute allure dans sa poitrine. Elle prend une bougie et tente de l’allumer rapidement, mais sa main tremble. Après plusieurs essais avec les allumettes, elle réussit finalement à obtenir une flamme.
Pénélope se dirige alors vers le premier étage en passant par les escaliers. Elle atteint l’entrée et, d’une main tremblante, ouvre la porte. Il fait nuit noire, sa seule source de lumière étant la bougie qu’elle tient proche d’elle. La flamme vacillante illumine son visage et déforme ses traits. Elle franchit le seuil de la porte. Ses pieds nus sont chatouillés par l’herbe mouillée qui traverse la neige. Elle se rapproche de plus en plus de l’arbre près duquel elle a cru voir la forme humaine. Elle distingue à peine l’ombre à présent. Elle retient son souffle, s’avance, mais, d’un coup, un vent fort la frappe et éteint sa bougie. Prise de surprise, elle tombe par-derrière dans l’herbe enneigée. Pénélope ferme les yeux et attend que l’ombre disparaisse. De la lumière traverse ses paupières. Elle les ouvre avec hésitation. Le soleil lui tape alors sur le visage. Elle baisse la tête et voit que sa robe de nuit est humide et salie par le sol. Elle regarde autour d’elle, abasourdie. Il fait jour.
Elle se relève tant bien que mal et essuie la terre de sa robe tout en se dirigeant vers la porte menant vers la cuisine. Madame Evans est assise à la table à manger. « Que faisiez-vous dehors? Je vous avais dit de ne pas sortir. » Elle regarde Pénélope d’un air grave. Pénélope ne l’avait jamais vue aussi contrariée. La petite fille s’excuse et essaie de lui expliquer ce qui s’est passé, mais sa nounou la coupe. « Je ne veux pas que vous sortiez. Pas à cette température. » Pénélope remarque que les yeux de Madame Evans sont rouges et bouffis, comme si elle venait de pleurer. Sa peau semble verdâtre. Pénélope demande à Madame Evans si elle se sent bien, mais la nounou change de sujet: « Vous êtes sale. Allez vous laver. Tout de suite. » Pénélope se rend donc dans sa chambre pour se changer et essayer de retirer la saleté dans ses cheveux et de sous ses ongles. Elle trempe ses doigts dans son bol d’eau et frotte ses mains durant plusieurs minutes. Sa peau devient rouge et sèche, mais elle continue de frotter. Pénélope pense à Madame Evans : elle veut s’assurer que celle-ci ne la réprimande pas davantage. Elle met ensuite de l’eau dans ses boucles et brosse ses cheveux, puis change de robe. Une fois qu’elle semble présentable dans le reflet du miroir, elle ramasse son lapin, maintenant réveillé au pied de son lit, et retourne au premier étage pour rejoindre Madame Evans dans le salon. C’est le temps de ses leçons de piano.
La nounou est assise dans un fauteuil rouge au fond de la pièce, lisant le journal. Entendant la jeune fille entrer dans la pièce, elle lève les yeux et baisse son journal. Elle demande à Pénélope de s’asseoir au piano et de continuer à pratiquer la pièce qu’elle a apprise la semaine précédente. Pénélope s’assied, pose Priam par terre et commence à jouer alors que la nounou retourne à sa lecture.
Pénélope se laisse emporter par la mélodie et ferme ses yeux en appuyant sur chacune des touches avec délicatesse. Sans s’en rendre compte, elle éloigne ses petits doigts de plus en plus du clavier jusqu’à ne plus le toucher. Cependant, la musique continue. Pénélope ouvre les yeux et observe les touches monter et descendre toutes seules devant elle. Elle écarquille les yeux et tente de s’éloigner de l’instrument, mais elle tombe de son tabouret. Elle regarde à sa gauche. Madame Evans n’est plus dans sa chaise, et son lapin semble avoir également disparu.
« Madame Evans? »
Personne ne lui répond. À travers la fenêtre, le soleil se couche en quelques secondes, et Pénélope crie en voyant la nuit tomber si soudainement. Le chandelier s’éteint en un souffle, et Pénélope se retrouve à présent dans une quasi-obscurité. Les touches du piano commencent alors à trembler. Du sang commence à sortir du piano tout d’un coup et se met à couler comme une cascade sur le sol. Pénélope tente de s’en éloigner en rampant sur le sol alors que des sanglots contractent sa gorge. La mélodie est de plus en plus forte, comme les pleurs de Pénélope. Le liquide se rapproche de plus en plus d’elle et s’imprègne partout dans le tapis et dans les planches du parquet. Le sang atteint ses pieds et crée des taches rouges qui montent le long de ses bas en dentelle. Elle sent ses mollets commencer à se mouiller. Elle ferme les paupières, espérant que l’horreur finisse. Après quelques secondes, le silence s’empare de la pièce. Elle attend un peu, puis se résout à ouvrir les yeux. Le sang a disparu et la lumière s’est rallumée. La respiration de Pénélope est rauque. Elle tremble de tout son corps, mais elle réussit tout de même à se relever.
Elle appelle Madame Evans une nouvelle fois, mais n’obtient aucune réponse. Elle décide d’aller voir dehors; sa nounou est peut-être dans le jardin. Pénélope se dirige donc à l’arrière de sa maison et prononce à nouveau le nom de sa nounou, mais celle-ci n’est nulle part en vue. La neige s’entremêle dans ses cheveux bruns et se dépose tendrement sur ses épaules. Pénélope, commençant à avoir froid, décide de retourner à l’intérieur. Elle fait un pas vers la porte et entend alors un bruit derrière elle. Elle se retourne mais, dans la noirceur, n’arrive pas à distinguer l’ombre qui se dresse entre les arbres devant elle. En plissant les yeux, Pénélope a l’impression que la forme de l’ombre se cachant entre les arbres ressemble à celle de Madame Evans. Pénélope l’appelle donc une dernière fois, mais seul le silence de la nuit lui répond. Elle décide donc de s’éloigner tranquillement à reculons d’abord de l’ombre, puis se retourne et court vers la porte qui mène à la cuisine, d’où elle entend des bruits.
Avec un mauvais pressentiment, elle ouvre la porte avec force. Son souffle se coupe à la vue du plat que Madame Evans sort du four. C’est son lapin, cuit à la perfection et déposé sur un nid de légumes dans une large casserole. « Ah! Vous arrivez à temps Miss Thomas. Le souper est fin prêt. » Madame Evans lui sourit et dépose la casserole sur la table. Elle commence à y installer les couverts et s’assied à table. « Que faites-vous? Madame Evans, que faites-vous? » Des sanglots montent dans la gorge de Pénélope et y restent coincés. Elle reste figée devant la table à manger et fixe Priam. Des larmes coulent sur ses joues tandis qu’elle se plaint d’une petite voix, en chuchotant presque: « s’il vous plaît. » Madame Evans semble ne pas l’entendre. Elle pique sa fourchette dans l’animal. Elle commence à en trancher une part à l’aide de son couteau et en prend une bouchée. « Mmmm » se régale-t-elle. Elle mastique durant plusieurs secondes tout en ouvrant la bouche: « Venez donc vous asseoir et prenez-en une part. C’est délicieux. » Pénélope pleure maintenant à chaudes larmes, mais Madame Evans ne s’arrête pas de mastiquer. Le son ignoble de sa mastication résonne dans les oreilles de la jeune fille alors qu’elle crie à sa nounou d’arrêter. Elle se bouche les oreilles et ferme les yeux, espérant que ce spectacle sinistre se termine. Le son s’arrête soudainement. Pénélope ouvre les yeux. Madame Evans est debout, le couteau en main. Elle affiche un sourire qui se veut rassurant. Pourtant, la jeune fille continue de pleurer.
Madame Evans se rapproche de plus en plus tandis que Pénélope reste sur place, ne pouvant plus bouger. La nounou se jette soudainement sur elle. Pénélope pousse un cri strident. La jeune fille tente de se protéger avec ses mains, mais elle entend un bruit étrange et regarde devant elle avec étonnement. C’est maintenant elle qui tient le couteau, et l’arme est logée dans la poitrine de sa nounou. Du sang coule sur les manches de la robe de Pénélope. Ses mains commencent à trembler. Madame Evans tombe par terre avec un bruit sourd. Elle ne bouge plus. Sa peau est maintenant livide et blanchâtre. Pénélope sent ses poumons s’élargir puis se recroqueviller alors que l’air y entre et en sort à toute vitesse. Elle frissonne comme si elle était au milieu d’une tempête en plein hiver. Elle tente de s’asseoir par terre, mais sa main glisse sur le sang et elle tombe à la renverse sur le dos. Elle se replie sur elle-même et reste dans cette position, tel un lapin qui dort, tandis que son corps tout entier tremble. Elle pleure tellement maintenant que des cris sortent de sa bouche et résonnent dans toute la pièce.
❆❆❆
Pénélope se fait réveiller par la lumière du soleil. Elle s’était endormie. Devant elle, Madame Evans a disparu. Elle baisse la tête. Sa robe est teintée de rouge, de la même couleur que la tapisserie du couloir. Ses cheveux trempés se collent à son front et des gouttes de liquide rouge coulent sur son visage. En s’appuyant sur le comptoir, elle réussit à se lever avec difficulté et se dirige vers le couloir. Tout d’un coup, une voix familière atteint ses oreilles. Tranquillement, elle continue de marcher vers l’entrée en suivant la voix, jusqu’à tomber nez à nez avec sa mère. Soulagée, elle se jette dans ses bras. Celle-ci l’enlace tendrement et lui demande si sa journée s’est bien passée. Pénélope veut commencer à raconter les événements étranges des derniers jours, mais quelque chose l’en empêche. Elle entend Madame Evans derrière elle qui demande à sa mère comment s’est passé son voyage. La mère de Pénélope se défait de l’enlacement avec sa fille et se dirige vers le salon alors que Pénélope reste figée devant la porte d’entrée. Confuse, elle plisse les yeux et regarde sa robe. Le sang a disparu. La jeune fille lève la tête vers la porte d’entrée ouverte. Il fait soleil. Les oiseaux chantent. C’est l’été.