Dans le temple du passé, par Laurine Fiandino

Plus que le turquoise criard de la devanture, ce furent les tables surmontées de caissons qui lui donnèrent envie d’entrer. Ça et le fait que l’endroit semblait triste et abandonné, presque invisible – dur à croire étant donné le bleu aveuglant de la vitrine. Enora s’arrêta donc aux tables disposées en angle dans la rue et commença à fouiner dans les caisses de plastique : livres cornés, cassettes vidéo, vieux vinyles rayés et boîtes de CD. Ses yeux s’émerveillaient devant tant de morceaux d’histoire tandis que ses doigts s’agitaient frénétiquement, à la recherche d’une pièce qui se démarquerait des autres.

N’ayant rien trouvé, elle décida de passer la porte et d’explorer la petite librairie. L’intérieur lui parut étrange, si différent de la devanture. Mais cette étrangeté était, dans un sens, réconfortante. Les murs étaient entièrement tapissés de bibliothèques en bois s’étirant jusqu’au plafond orange, les étagères croulaient sous les livres – il y en avait au moins un millier ! Du vieux jazz jouait, ce qui donnait au magasin une ambiance automnale et apaisante. Même si l’air était chargé de relents d’humidité, Enora ne pouvait pas s’empêcher de déceler une odeur de vieux papier au fur et à mesure qu’elle parcourait les étagères, une main glissant sur les ouvrages. Ses yeux noisette bordés d’épais cils noirs observaient la pièce de fond en comble : une cagette remplie de bandes dessinées, une section de livres pour enfants, un présentoir chargé de pochettes de vinyles des années 70, des portraits de Lionel Richie et d’Ella Fitzgerald accrochés au mur du comptoir d’achat. Et là, posée sur une chaise en osier dans le coin gauche, une magnifique machine à écrire. Une panoplie de souvenirs vint imprégner sa mémoire : une énorme machine à écrire couleur taupe, des doigts d’enfant pianotant sur les touches, le rire d’une femme, les sourcils froncés d’un homme, des après-midis passés à la campagne. Elle frissonna et resserra son écharpe de laine autour de son cou. Elle continua de déambuler entre les rangées, parcourant les livres du regard, quand l’un d’eux l’interpella. Le saisissant, elle en lut et relut le titre, sans cesse, des dizaines de fois ; elle le feuilleta, sentit le grain du papier entre ses doigts, se remémorant les mains frêles de sa grand-mère qui avaient adopté les mêmes gestes, il y a si longtemps maintenant.

L’après-midi était chaud malgré le souffle d’une brise légère qui caressait la cime des pins et faisait frissonner les feuilles des plans de vignes. Le chant des cigales provençales si propres à cet endroit du pays retentissait, mais on y devenait si habitué qu’il n’était plus qu’un bruit de fond à peine remarquable. Je me promenai dans le champ de lavande d’un mauve intense, le bout de mes doigts caressant les fleurs rigides. Le bas de ma robe d’été virevoltait à chacun de mes pas ; j’entendais les abeilles bourdonner, tourner tout autour de moi. Plus loin, sur la terrasse aux dalles rouges, ma sœur s’occupait des géraniums, des rosiers et des hortensias, armée d’un arrosoir en plastique d’un vert fade.

Enora referma le livre d’un coup sec. Il lui rappelait trop de souvenirs, trop de douleur. Cela appartenait désormais au passé ; il était inutile de le ruminer ou d’y repenser, car il ne reviendrait pas. Elle reposa le roman et passa une main rapide sur ses yeux avant d’embrasser la petite librairie du regard une dernière fois, puis elle regagna la banalité de la rue morne, laissant derrière elle la devanture d’un turquoise criard.

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