À l’âge naïf de 6 ans, j’avais peur du monstre qui se cachait sous mon lit. Chaque soir, après m’être endormie, j’étais extirpée de mes rêves par de légers grattements qui, n’avais-je pas eu le sommeil d’une souris, seraient passés inaperçus. Peu de temps après, c’étaient des tapotements contre mon matelas qui transformaient mes rêves en cauchemars et, au cœur de certaines nuits, j’aurais juré entendre une faible respiration provenant de sous mon oreiller.
Après m’en être plains maintes fois à mon père, je l’ai incité à se rendre à contrecœur au Dollarama au coin de la rue et à recouvrir mon plafond d’étoiles phosphorescentes. Ce soir-là, pour la première fois de ma courte vie, j’ai dormi à la belle étoile.
Venue l’heure de me border, mon père m’a promis que la lueur émanant de la galaxie illusoire ferait fuir le monstre, car les monstres ne vivaient que dans l’ombre. Cela s’est avéré, du moins un certain temps…
Maintenant, les étoiles ne brillent plus comme elles brillaient il y a 12 ans. Elles ont fini par perdre leur étincelle, comme toute autre belle chose finit par s’éteindre. La promesse faite par mon père appartient désormais au passé.
Par des nuits particulièrement froides, le monstre rampe hors de sa cachette et s’assied au pied de mon lit. Il m’observe silencieusement. Sa silhouette se fond dans la noirceur, mais ses yeux reflètent l’éclat mourant des étoiles. Je suis certaine que s’il n’y avait pas cette faible luminosité pour les définir, ils ne seraient que deux trous vides dans son visage.
Le monstre est obsessivement minutieux – silencieux – dans ses déplacements, ses gestes, sa respiration… celle-ci résonne au même rythme qu’un battement de cœur en fin de vie.
Ce soir, pour la première fois, il parle.
« Tu as changé », me dit-il.
Sa voix fait écho, venant rebondir sur les quatre murs blancs de la pièce comme un ballon de plage dans le vent avant d’enfin atteindre mes oreilles et de pénétrer mon cerveau. Cette intrusion devrait me faire frissonner, me faire crier, me faire fuir, mais pas une seule goutte de sueur effarée ne coule le long de mon front. Sa voix est un peu trop familière.
« Qu’est-ce qui te fait dire ça? », lui demandé-je, les yeux rivés sur les siens.
Une seconde de silence, puis deux, trois et quatre, et le silence vibre à travers ma cage thoracique et m’écrase les poumons.
Finalement, je suis la première à le briser : « Je ne suis plus une enfant, c’est ça? »
Quatre nouvelles secondes s’écoulent.
1…
2…
3…
4…
Vais-je sombrer dans la folie avant d’obtenir une réponse?
Enfin, il secoue la tête longuement.
« Non, ce n’est pas ça », dit-il, se penchant vers moi et plissant ses deux trous brillants comme s’il me disséquait avec son regard. « Tu t’es… estompée. »
Je hausse les sourcils. C’est mon tour de jouer à la reine du silence.
« J’aurais dit que tu t’es égarée », poursuit-il, « mais ce n’est pas tout à fait ça. Tu es toujours là, simplement, juste… éteinte. Pourquoi as-tu étouffé la flamme qui brûlait autrefois si vivement en toi? »
D’une bouchée, le lit m’engloutit, m’avale tout rond sans me mâcher. Je peine à ne pas me noyer dans les draps noirs ressemblant soudainement à un océan sombre et agité. Ce monstre est un requin, venu réclamer non du sang, mais une réponse à sa question. Celle-ci tourne en rond dans ma tête.
Pourquoi ai-je étouffé la flamme qui brûlait autrefois si vivement en moi?
« Ce n’était pas intentionnel », craché-je, « j’ai fini par manquer d’air et sans air, les flammes s’étouffent. »
L’océan relâche son emprise sur moi. Je reprends mon souffle, la flamme s’agite violemment. Le monstre n’est plus au pied de mon lit. Il est accroupi au sol, une main sur le matelas.
« Comment as-tu su? », demandé-je, ma voix déchirée par une remontée d’eau fantôme inspirée un moment plus tôt dans l’océan de mon lit.
Sa tête se tord vers la gauche, puis il approche sa main de mon visage, un long doigt familier venant essuyer – non, absorber – une larme. Celle-ci pénètre sa chaire, infiltre le bout de son index comme une vague retournant à l’océan.
Observant son doigt, je hoche la tête. « Je crois comprendre », dis-je.
Il hoche la tête aussi. Une autre larme coule le long de ma joue. Simultanément, un petit reflet d’étoile naît du trou droit de son visage et le dévale, percutant le sol dans un silence complet.
C’est comme me regarder dans un miroir.
Le monstre retire sa main et se penche hors de ma vue. Je le regarde faire, m’attendant presque à ce qu’il revienne.
Une seconde de silence s’écoule, puis deux, trois et quatre, puis le silence s’étire désormais sur plusieurs heures. La seule chose venant le rompre est une respiration occasionnelle provenant de sous mon oreiller, résonnant au même rythme qu’un battement de cœur en fin de vie.