First-world victim, par Solène Côté

La tête embrumée par la bruine et ta frustration, tu te dis que le ciel d’un gris horriblement désaturé qui te surplombe manque encore moins de couleurs et de personnalité que ces bourgeois pitoyables dont tu détestes dépendre. Déboussolé dans ton propre quartier, ton envie de hurler ton acide consternation pour ce milieu dans lequel tu n’as pas choisi de vivre te brûle les entrailles – mais tu ne le feras pas, parce que les rues sont diablement silencieuses, ne laissant parvenir jusqu’à tes tympans que le bruit du vent et des feuilles dans les grands arbres bordant ces impeccables jardins fleuris, et bien que tu désires avec ardeur te révolter farouchement contre ton “injuste” sort, tu ne veux pas trop déranger non plus, ce serait un peu gênant, tout de même. Toi, lâche et ingrat? Jamais, voyons. On t’a souvent fait cette remarque, mais tu te rassures chaque fois en te répétant que ce n’est pas toi, le problème, c’est le monde entier qui refuse de te comprendre. Et comme chaque fois que tu te sens incompris – et ça commence à faire beaucoup -, tu te réfugies sur ta planche à roulettes et commences à slalomer, pensif, dans les rues tortueuses entourant ton domicile, espérant secrètement que tout le voisinage te reconnaisse et s’offusque de te voir, toi, individu faisant théoriquement partie de leur haute classe sociale bien distinguée, avec tes lacets qui traînent, ta casquette trouée mise de travers et tes vêtements hétéroclites clairement achetés en friperie. Parce que provoquer les gens semble donner un sens à ta vie. Parfois, lorsque tu t’ennuies, tu t’amuses à faire peur à tes parents en laissant traîner des briquets et du papier à rouler dans ta chambre; bien que tu n’aies jamais fumé, tu es persuadé en voyant leurs visages paniqués que ces quelques dépenses à première vue inutiles en valaient finalement la peine.  

Devant toi défile le paysage que tu n’as que très rarement quitté depuis ton enfance. Tu soupires un peu trop dramatiquement, te prenant presque pour un protagoniste mélancolique de Titanic, te relatant “ce temps où tu étais heureux”. Par là, tu entends le temps où tu déambulais allègrement dans ces mêmes rues, main dans la main avec un père ou un ami, sans savoir ce que représentait le concept de monnaie, ni à quel système économique pourri jusqu’à la moelle tu participais contre ton gré. Pauvre toi. 

Bougre de sapristi: alors que tu erres dans un brouillard réconfortant près du cimetière calme et fleuri, tu reconnais les voix de tes tuteurs légaux. Sous leur joli parapluie Louis Vuitton, ils parlent avec les voisins de tout et de rien, sans vraiment dire quoi que ce soit, de cette façon distinguée et trop polie qui t’agace tant. La même cassette se répète toujours dans ces moments-là: on te reconnaît, on t’interpelle, tu fais comme si tu n’avais pas entendu, on hausse le ton, les voisins sont outrés par ton comportement, mais pas autant que tes parents, puis ça part en embrouille et l’on te somme de descendre de ta planche et de rentrer chez toi sur-le-champ. Souvent, ton insolence prend le dessus et tu te sens obligé de répliquer pour sauver ce qu’il te reste de dignité, mais alors on te répond nonchalamment «Vivement la fin de l’adolescence!». Toi, du haut de tes seize ans et demi, tu te dis avec une fausse certitude que la faute revient à tes parents que l’andropause n’a pas épargnés. Le fait qu’aucun des deux n’ait encore la cinquantaine ne t’importe aucunement : de toute manière, la logique, c’est pour les esclaves de cette société capitaliste gangrénée par ses standards idiots, te marmonnes-tu à toi-même.  

Souvent, tu rêves d’avoir ton propre appartement tout ce qu’il y a de plus minimaliste sur le Plateau. Un endroit dont tu serais le maître unique, où rien ni personne ne retiendrait tes idéaux de paix d’esprit, d’indépendance sociale et de simplicité. Mais c’est hors de question – pour cela, il te faudrait un minimum d’argent, argent que tu ne possèdes pas, et que tu devrais donc aller quêter auprès de tes paternels; et ton esprit rebelle et assourdi par la frustration t’explique que l’attitude à adopter est de préférer finir à la rue que leur donner raison. Alors ce n’est pas aujourd’hui que tu changeras de vie. Tu vas simplement rentrer chez toi, planche à roulettes entre les bras, traînant les pieds de façon extrêmement bruyante pour ainsi exprimer la contrariété que ces vilains riches conformistes t’empêchent de formuler d’une autre manière. Tu vas probablement en profiter pour te retourner vers tes parents en t’éloignant afin de voir si ta démarche tapageuse aura pu engendrer l’effet escompté, ne constatant alors rien d’autre que du dépit sur leurs visages.  

Incompris que tu es. 

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