
Fondamentalement, la littérature est inutile. Une perte de temps à tous les niveaux, autant dans le geste d’écrire que dans l’attention portée à la lecture. Fondamentalement, la littérature est inutile et, pourtant, elle prend une place primordiale dans le bon fonctionnement de l’être, pourquoi? Parce qu’elle nous aide à surmonter l’inévitable souffrance qu’est l’existence en nous distrayant de la réalité absurde du monde actuel? Peut-être. Peut-être pas. Dans tous les cas, j’admets que le geste d’écrire est irrationnel et celui de me lire, encore plus.
Mais alors, pourquoi est-ce que je m’entête à remplir des pages et des pages de phrases absurdes, un peu trop bien construites pour avoir été créées sans réfléchir, mais juste assez déconstruites pour qu’on puisse croire à leur spontanéité? Et je ne suis pas seule, les librairies débordent d’œuvres de prélittéraires publiés qui ne souhaitent que se forger une place dans la « grande littérature » québécoise. Selon moi, la réponse se trouve non loin des raisons qui poussaient les enfants de mon temps à vouloir devenir des vedettes de cinéma (et aujourd’hui possiblement des « youtubeurs »), l’écriture donne un semblant d’importance. Tels des vedettes hollywoodiennes qui sont projetées sur les télévisions partout dans le monde, les littéraires s’inventent une importance parce qu’une parcelle d’eux se retrouve entre les mains de gens qui leur sont inconnus. Mais, plus encore, ils aiment croire que l’amour qu’ont leurs lecteurs envers les histoires qu’ils ont créés se transfère vers eux. Des dépendants affectifs, voilà ce que sont les auteurs d’aujourd’hui.
Bon, vous croirez peut-être que ma réflexion s’avère très réductrice. En effet, elle n’inclut pas ces gens qui écrivent obsessivement sans ne jamais vouloir être lus. Ceux qui tiennent des journaux intimes. Ceux qui griffonnent des poèmes dans les marges de leur travail de mathématiques. Que fais-je d’eux? Comme le dit Horace : « les paroles s’envolent, les écrits restent ». Peut-être qu’ils ne désirent pas la gloire ou le prestige, mais écrire, même en privé, donne une preuve visuelle de l’existence. Sans penser qu’un jour les paléontologues de demain retrouveront ces écrits et les afficheront dans un musée de la civilisation, jeter de l’encre sur du papier leur permet de croire à une certaine immortalité de l’âme, une offre qui semble très alléchante lorsque l’on comprend la fragilité du corps humain.
Et puis j’entends déjà les cris des littéraires offusqués qui se croient au-dessus de mes attentes pour les êtres humains. Ceux qui disent écrire pour eux-mêmes parce que c’est ce qui leur « fait du bien ». À eux, je réponds que j’ai déjà été des leurs. Que je me croyais, moi aussi, une future littéraire affranchie qui vivrait dans les marges des normes. À eux, je demande de faire l’exercice de retourner lire leur dernier texte et de retrouver une phrase qui n’a pas été construite pour l’autre. Évidemment, je ne parle pas de ces courriels échangés entre collègues : Bonjour/ Connerie administrative / Merci / Au revoir. Non, pour moi, tous les textes un peu littéraires qui ont passé l’exercice d’être physiquement écrits portent le poids d’être un jour lu, même si les intentions de leur auteur étaient tout autres au moment de le faire. Alors, même malgré eux, tous ceux qui écrivent doivent admettre qu’ils ont quelque part en eux le désir d’être lus, immortalisés et admirés. Du moins ceux qui sont honnêtes. Pour les autres, je leur laisse un peu de temps pour se rallier… ou pour me prouver que j’ai tort.
Mais, alors, si le geste d’écrire est une pulsion poussée par le désir d’exister, une masturbation intellectuelle ou une automutilation infligée dans le but de ressentir la douleur de vivre, pourquoi y a-t-il encore des lecteurs? Si l’écriture est un geste inutile et profondément égoïste, qui sont ces gens qui continuent de faire exister les libraires montréalais? Est-ce une sorte de voyeurisme que l’on se permet de rendre socialement acceptable, à cause du voile créé par la « fiction »? Possiblement. Comme les femmes décrites dans Le principe du cumshot de Lili Boisvert, les lecteurs sont des acteurs passifs de cette interaction sociale, ce qui rend difficile de leur prêter des intentions. En effet, leur seul véritable devoir est d’accepter, ou non, la proposition de l’auteur. En ce moment, vous, lecteurs, pouvez décider d’adhérer à mes idées, ou non, mais ne pouvez interagir ou donner votre opinion. Vous êtes les passifs à mon actif, et je vous en remercie. Vous me donnez une plateforme pour continuer à nourrir mon besoin de reconnaissance, jusqu’à la toute dernière phrase de ma réflexion. Et vous faites de même avec toutes les œuvres que vous lisez. Vous êtes la source énergétique de l’Auteur, de l’Autrice que je suis. Merci.