
Le questionnement fondamental d’un geste nous ramène presque toujours aux premières fois. Le premier geste. Le premier jet. Choisir celui-ci est ardu, car il existe les prémices enfantines et colorées, mais qu’en est-il du premier moment où nous nous sommes assis et avons décidé que c’était à nous de raconter une histoire ?
J’y réfléchis et je pense que mes premiers véritables récits sont nés d’une admiration pour d’autres. Il faut d’abord admirer, même envier la posture acclamée d’un auteur, d’une autrice dont les mots touchent et rejoignent si efficacement notre noyau. On ne réinvente pas la roue, donc on pourrait dire que les premiers écrits nous viennent de ces histoires mères et du rêve de devenir ces écrivains qui portent la magie de celles-ci.
Plus tard, l’écriture reste parfois pratiquée, aimée chez certaines personnes. Étrangement, il faut le dire, car l’école a la mauvaise habitude de décortiquer et de déshumaniser le geste. On pourrait me dire que les gens peuvent tout de même avoir la littérature comme loisir. L’un n’exclut pas nécessairement l’autre puisque lire est souvent la source de la piqûre. Mais être une lectrice acharnée n’implique pas obligatoirement une habileté à affronter une page blanche avec ses mots. Si l’écriture décide de rester malgré tout, il s’agit d’un fardeau heureux. C’est une démangeaison qui se soulage rarement, mais qui provoque une euphorie immense lorsqu’on se gratte au geste.
Mais pourquoi cette obsession ? Est-ce au même niveau que la toxicomanie ou la kleptomanie ? S’agit-il d’une maladie qui évolue ou, au contraire, qui est présente dès la naissance ? Pas tout le temps… Prenons la littérature concentrationnaire, par exemple. Ces auteurs qui ont vécu et assisté à un traumatisme, un génocide qui perturbe encore aujourd’hui et certainement toujours. Ces gens n’auraient probablement jamais levé la plume si ce n’était de l’attaque sournoise de l’expérience traumatique. Je pense notamment au livre L’écriture ou la vie de Jorge Semprun où il décrit ce déni de la conscience qui n’efface pas la douleur et empêche la vie : une ficelle coupée au bout lorsque les victimes tentent de revenir aux personnes qu’elles étaient avant. Pour Semprun, l’écriture agit comme de l’alcool sur des plaies béantes. Une écriture amère qui guérit en même temps. Donc l’écriture peut être salvatrice, mais pas pour tout le monde, comme en témoigne le triste exemple de Primo Levi.
La douleur, à différents degrés évidemment, et l’écriture semblent souvent liées. On pourrait poser l’hypothèse plus générale que ce mal provient de la solitude du geste. On écrit seul. On peut faire relire, bien sûr, éditer. Mais, en soi, l’écriture est une activité solitaire. Et, il faut avouer, les mots sont terrifiants. Les écrivains sont peut-être les créatures les plus alertes à la subtilité des mots et au poids qu’ils représentent. Une grande partie de l’écriture consiste à fixer la page et à attendre que ce premier mot parfait et significatif émerge dans notre esprit. Je crois que l’œil idéalisateur de l’humain est une des causes de notre malheur. On aime ce qui est beau, ce qui est symétrique, cartésien. Difficile d’écrire nonchalamment et de façon négligée. À l’inverse, ce souci du détail nous permet de mieux réfléchir, d’approfondir nos propos. Personnellement, il m’a toujours semblé plus facile de m’exprimer par écrit qu’à l’oral. Les mots qui sortent de nos bouches sont impulsifs, improvisés, et leur mouvement décousu vient toujours avec le risque d’une mauvaise interprétation. Peut-être que l’écriture est un lieu privilégié d’expression. Mais il y a un autre aspect qui peut terrifier, lorsque mis en perspective. Sommes-nous à la hauteur de ce lieu et des habitants qui nous ont précédés ? En ce sens, la seule véritable barrière n’est pas l’écriture elle-même, mais bien nous. Nous, c’est-à-dire la perception de nous-mêmes, de notre talent… Notre relation ambiguë avec cette solitude pourrait, avec le temps, non seulement nous permettre d’apprendre à connaître notre créativité et le monde qui nous entoure, mais nous apprendre à connaître l’auteur, notre vaisseau vers l’écriture.
Je ne trouve comme conclusion qu’un seul autre argument… On le fait par amour tout simplement. Lorsqu’on m’impose une telle question – pourquoi écrire ? –, j’en suis abasourdie, presque offusquée, car cela va de soi. L’écriture devient une partie acquise de nous-mêmes. C’est un acharnement irrationnel qui est voué à l’oubli cruel de l’univers. On tombe amoureux de ces instants présents où l’on enchaîne des mots qui, ensemble, s’illuminent. On est charmé par ce partage de culture et d’idées. C’est tout simplement une fierté de poser ce geste qui fait partie de notre particularité humaine. Une tâche, un devoir qui nous rend heureux.