Apothéose, par J. Wilton

C’était au début de l’automne, La Galerie Borghèse, musée d’art à Rome, organisait une exposition où étaient dévoilées des œuvres inédites qui n’avaient été jamais dévoilées. On y retrouvait des peintures de l’époque classique ainsi que des sculptures en marbre ou en ivoire, des œuvres restaurées pour la plupart. C’était un événement de grande envergure, les férus d’art y étaient conviés ainsi que les profanes. L’exposition avait lieu dans la plus grande salle du musée afin de rassembler le plus de gens possible. Pour innover en matière d’exposition ou encore pour produire un effet de stupéfaction, chez son public, le musée avait changé sa façon de faire. Les peintures et sculptures, placées sur un piédestal, étaient recouvertes d’un ample tissu rouge. Il y avait une trentaine d’œuvres, et à côté de chacune se trouvait un commis chargé de tirer sur le tissu afin de dévoiler l’œuvre. Une fois la salle bien remplie, le conservateur, qui portait une paire de lunettes à la monture transparente et un costume bleu marine assorti avec son nœud papillon rouge monochrome sur fond de chemise blanche, donna le signal. Chacune des personnes présentes tira avec vigueur sur son morceau de tissu, produisant par là un effet canon. Les visiteurs étaient tous pâmés. Ils n’en croyaient pas leurs yeux. Certains prenaient des clichés, d’autres lisaient les cartels, prêtaient l’oreille pour écouter l’exposé riche en informations des présentateurs. Une demi-heure s’était écoulée. Le conservateur du musée, chargé de l’exposition, sentait naitre dans son cœur le sentiment d’une réussite totale… quand, tout à coup, au fond de la salle de La Galerie Borghèse, devant une sculpture grandeur nature, une femme se mit à hurler. Son cri évoquait à la fois l’épouvante et l’extase sensuelle. Ceux et celles qui se trouvaient à côté d’elle levèrent les yeux pour contempler la sculpture et furent eux aussi saisis par ce qu’ils avaient devant les yeux. À leur tour, ils se mirent à émettre des gémissements. Certains se caressaient le visage, se touchaient même les parties intimes. Les spectateurs étaient transfigurés par la jouissance charnelle que procurait la vue de l’innommable sculpture. La situation dégénérait, le conservateur ordonna une évacuation sans précédent de la salle afin d’examiner l’œuvre. Les gardiens de la Galerie repoussèrent tous les visiteurs vers les sorties malgré leurs protestations véhémentes et dans la cohue la plus totale. Le conservateur s’approcha de l’œuvre qui avait provoqué de si vives réactions. Mais il ne souvenait pas avoir dirigé la restauration de l’œuvre qu’il avait sous les yeux.

Il consulta son cartel, il y était inscrit : « Pour châtier ta chair joyeuse, pour meurtrir ton corps pardonné, et faire à ton flanc étonné une blessure large et creuse. Tu es poussière et tu retourneras en poussière. »  Le conservateur jeta un coup d’œil à la sculpture et nota sa chair charnue et tendrement sculptée, sa silhouette élancée, sa peau blanche comme marbre qui était lisse et luisante, enfin sa posture terriblement sensuelle. Mais un détail incongru attira l’attention du conservateur et, sans dire un mot, il accourut vers l’atelier à l’étage inférieur de la Galerie. Comme il en avait eu le pressentiment, rendu dans l’atelier encombré du musée, il trouva l’œuvre qui était censée être exposée. Quelqu’un lui avait substitué celle qui se trouvait en haut dans la salle d’exposition. Est-ce que l’équipe de restauration avait fait un changement à la dernière minute sans lui demander son accord? Il s’empressa de communiquer avec le chef de l’équipe de restauration, son fidèle acolyte Filippo, qui lui confirma qu’aucun changement n’avait eu lieu. Le conservateur de La Galerie Borghèse se précipita alors dans l’escalier pour remonter à la salle d’exposition et examiner de plus près l’œuvre qui avait eu cet effet sidérant sur le public. Essoufflé, il s’approcha de l’œuvre en essayant de ne pas la regarder trop directement. Il prit alors un petit marteau qu’il avait récupéré dans l’atelier et donna quelques coups le long de la jambe de la sculpture. Or, le son que rendit celle-ci n’était en rien semblable au son que rendait normalement le marbre quand on le frappait. Écartez-vous tout de suite de l’œuvre! s’écria le conservateur. Puis, en agrippant son téléphone comme une bouée de sauvetage, il ordonna qu’on ferme le musée jusqu’à une date indéterminée et appela sur-le-champ les services policiers de la ville de Rome.  

*

« Patrick Süskind, dans Le parfum ou Das Parfum en allemand, nous décrit son héros de plusieurs façons. Il le qualifie de scélérat, d’ennemi de l’humanité, dimmoral, de bouffi d’orgueil, d’impie et de malfaisant, etc. S’il est une appellation qui devrait retenir notre attention, c’est celle de génie abominable. Votre travail tout au long de ce trimestre consistera à vous imprégner de ce roman, de le sentir, et ici je le dis sans faire de jeux de mots, afin de trouver des indices qui permettent de saisir cette qualification du personnage. À quoi reconnaît-on le génie du héros, s’il y a génie. Et à quoi reconnaît-on la part abominable du héros? Ces deux versants sont-ils pour vous séparables, inséparables ou indissociables? Dans votre dissertation, précisa le professeur Dmitri Romane, il est strictement interdit que je retrouve la phrase connue de tous qu’il n’y a pas de génie sans un brin de folie. Je vous mettrais un zéro qui passerait à l’histoire. Le cours est terminé. Je vous ai imprimé des extraits qu’il vous faudra lire pour préparer votre dissertation, passez les prendre en quittant l’amphithéâtre. »

La classe se vidait. Le professeur Dmitri Romane ramassait les copies restantes sur la table de l’amphithéâtre. Quand, il leva la tête, il constata qu’un étudiant, l’air songeur était encore assis au fin fond de la salle.

– Le cours est terminé, lui dit le professeur.

– Oui, je sais. Je suis resté parce que j’ai une question à vous poser.

– Ma foi, cela doit être une question de vie ou de mort si vous avez attendu que classe se vide pour me soumettre votre question.

L’étudiant était de taille moyenne, avait les yeux clairs et une bonne physionomie qui cachait une certaine maladresse perceptible dans sa façon de s’exprimer interrompue par de longues pauses. Mais une que fois son idée était construite, il pouvait la communiquer à son interlocuteur sans bégayer.

–  Je me nomme Marc Clément.

Le professeur hésita un instant.

– Je ne me souviens pas avoir vu votre nom sur mes listes, êtes-vous certain d’être dans mon cours?

– Je m’y suis inscrit à la dernière minute. Ceci explique pourquoi je n’étais pas sur la liste de présence. En fait, ma question concerne le thème à l’étude : le « génie abominable », dit-il en murmurant, de peur que ces mots ne résonnent trop fort dans l’amphithéâtre où des rayons de soleil qui s’étaient infiltrés par les fenêtres entrouvertes traçaient des lignes éclairant les particules de poussière qui lévitaient dans l’air. Croyez-vous qu’un être pareil puisse exister dans la réalité? Enfin, je veux dire, poursuit-il, des êtres abominables, il en existe sûrement dans la vie réelle, mais la combinaison de génie et d’abominable, croyez-vous que cela puisse exister dans la vraie vie? Concrètement, ce ne serait pas contradictoire? 

Le professeur Romane écoutait avec attention l’étudiant, il comprenait la pertinence du questionnement philosophique qui le travaillait. En théorie, c’est la question à laquelle nous essayons de répondre dans ce cours de littérature analytique, dit-il. Pour ce qui est de l’existence d’un individu pareil, cela demeure difficilement imaginable. L’étudiant sourit.

Le professeur Dmitri Romane œuvrait au département de l’histoire de l’art à l’université de Rome. Il était très polyvalent, s’intéressait à plusieurs branches de l’histoire de l’art comme la sculpture, la peinture et la littérature. Il donnait le cours introduction à la sculpture grecque aux étudiants qui avaient choisi le cursus d’études classiques à l’université de Rome. Il était considéré comme un virtuose en raison de la publication d’importants travaux et articles qui lui avaient valu une excellente notoriété et le titre de professeur titulaire à l’âge de 32 ans déjà.

Un autre homme, vêtu de noir, apparut à l’entrée de la salle de classe. Il était élancé, ses chaussures brillaient, sa coupe de cheveux était fraiche, il sentait l’après-rasage et dégageait une assurance déconcertante. Il avait cru que le professeur était tout seul, car celui-ci était debout en train de mettre ses papiers dans son sac, alors que son interlocuteur était caché par le cadre de la porte.

– Pardonnez-moi, je cherche le professeur Dmitri Romane.

– C’est moi, répondit le professeur, interloqué.

– Je suis le détective Juan Hernandez, poursuit l’inconnu, je travaille au service de police de Rome.

À l’instant même, les deux hommes entendirent claquer la porte de sortie de secours au fin fond de l’amphithéâtre. Marc Clément venait de s’éclipser.

– Je n’ai pas commis de meurtre que je sache.

– Non, vous nous avez été recommandé. Je suis chargé d’une affaire et j’aimerais vous avoir comme consultant.

– Je ne peux pas refuser? rétorqua le professeur feignant une forme d’incertitude.

– Vos connaissances dans le domaine de l’art pourraient nous être véritablement utiles, et pourraient même sauver des vies si l’hypothèse qui motive notre enquête s’avérait. En gros, votre tâche consistera à nous proposer des pistes de lecture, des interprétations pour que nous puissions dresser éventuellement un profil de notre suspect.

– Et que suis-je censé interpréter? 

– Une œuvre.

Le téléphone du détective sonna. Il regarda de qui provenait l’appel, puis prit un instant pour clore la conversation avec le professeur. 

– Je passerai vous chercher demain matin, vous ne donnerez pas de cours dans la matinée, j’avais préalablement confirmé cela avec la faculté. Je vous rencontrerai ici et nous irons à La Galerie Borghèse, ce qui nous préoccupe se trouve là-bas.

L’apparition de cette œuvre au musée n’avait d’abord été communiquée qu’au service de police de Rome. Mais, peu après, survint un événement que nul ne pouvait s’expliquer. La presse locale avait reçu des photos et des indications qui racontaient dans les moindres de détails ce qui s’était passé au musée. Depuis, l’affaire avait fait la une des journaux pendant deux jours, et la semaine n’était pas terminée. Le monde entier se demandait si La Galerie Borghèse abritait une merveille ou était le lieu d’un crime odieux. Comme prévu, les deux hommes se rencontrèrent le lendemain matin et se rendirent au musée. Le détective Juan portait comme d’habitude son costume noir, ses cheveux bouclés mi-longs tombaient sur son front, ce qui contrastait avec ses grands yeux bruns et son sourire d’un blanc immaculé. Ils étaient à quelques mètres du musée, et le détective résolut de briefer le professeur sur le déroulement de l’affaire en lui disant que quelques rencontres ponctuelles auraient lieu avec lui ou d’autres membres de l’équipe. Pour aujourd’hui, il attendait seulement de lui qu’il dresse un portrait intuitif de la situation et qu’il lui fasse part de ses premières impressions, quelles qu’elles soient.

– L’auteur de l’œuvre a laissé deux citations, il y en a une que nous reconnaissons très bien : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. », Genèse 3, verset 19, répétèrent les deux hommes à l’unisson. 

– Nous sommes arrivés, fit remarquer Dmitri au détective. 

Une foule de gens avait afflué au musée ce matin-là. En enlevant leur ceinture de sécurité du siège avant de la voiture de police, les deux hommes s’effleurèrent la main. Ils se dévisagèrent. Ils eurent un frisson quasi simultané qu’ils essayèrent tous deux de dissimuler tant bien que mal. Puis ils échangèrent un sourire qui paraissait pour les deux sans équivoque. Les deux hommes sortirent de la voiture. Il y avait de la stupéfaction dans l’air, entremêlée d’une sorte d’épouvante sournoise. Le détective Juan tentait d’arranger sa cravate noire que le vent faisait virevolter dans tous les sens. Le professeur retroussait les manches de sa chemise ample assortie avec les pantalons taille haute qu’il portait. Dès qu’ils eurent pu se frayer un chemin à travers la foule, ils aperçurent le conservateur, avec ses petites lunettes qu’il remontait avec ses doigts et son nœud papillon monochrome caractérisque, qui venait les rejoindre. Les présentations furent vite faites. Le détective demanda au conservateur pourquoi il y avait une telle foule devant le musée ce matin.

– L’affaire a déjà fait le tour du monde, et tous ces gens ici désirent voir la fameuse œuvre dont on parle dans tous les médias.

– Avez-vous une idée de comment les médias ont été alertés?

– Non, répondit le conservateur, nous avons épié les caméras de surveillance et aucune personne présente lors de l’exposition n’avait pris de photo, avant que nous soyons intervenus pour évacuer la salle. Mais il y a autre chose. Ce matin, à la première heure, le musée a reçu un nombre important d’appels de la part de collectionneurs d’art invétérés qui offraient d’énormes sommes afin d’acquérir l’œuvre. Décidément, cette sculpture mystérieuse aux origines obscures provoquait, et tout le monde était d’accord, une véritable frénésie. Raison de plus pour lever le voile de mystère sur celle-ci.  

Le détective Hernandez expliqua la raison de la présence du professeur et, par la suite, le conservateur les entraina au sous-sol du musée. Le professeur Romane n’en croyait pas ses yeux. Il fit le tour de la sculpture, celle-ci semblait émerger du socle en bois noir qui avait été placé sous elle. Le corps de la figure sculptée était légèrement courbé sur le côté comme quand on tend la corde d’un arc. Ses muscles étaient délicatement ciselés, on pouvait distinguer la saillie des côtes à travers ses trapèzes. Le professeur nota d’autres caractéristiques qui n’avaient jusqu’alors pas été révélées, comme le parfait équilibre entre la souplesse de la pose et la tension musculaire dont était traversée la sculpture. C’était David en mieux! L’artiste qui a réalisé cette œuvre peut mourir en paix, dit le professeur, il a réalisé un chef-d’œuvre à nul autre pareil.

– Si ce que nous soupçonnons s’avérait, alors l’auteur doit effectivement mourir, mais en paix je ne suis pas sûr, répliqua le détective. La sculpture que vous voyez ici, poursuivit-il, n’a rien à voir avec le marbre ni avec tout autre matériau connu, sans compter que les conditions obscures dans lesquelles cette chose est arrivée au musée ne font qu’augmenter les doutes que nous avons. Comme le conservateur nous a fait remarquer, la sculpture ne résonne pas comme le marbre.

– Excusez-moi, intervint le professeur, avez-vous cogné sur toute la surface ou uniquement sur une partie, parce qu’à mon sens, il faut comparer la sonorité partout pour avoir une idée exacte du bruit que rend la sculpture et, en même temps, cela aiderait à mieux éclaircir vos soupçons.

La sculpture n’avait pas de sexe, il y avait tout au plus quelque chose qui ressemblait à une entaille dans l’entrejambe, fit aussi remarquer le professeur. Mais le genre de la figure humaine était indiscernable. C’était manifestement un être androgyne. 

Le détective demanda à son équipe de prendre en note la remarque du professeur, puis le laissa continuer sur sa lancée.

– Deuxièmement, la couleur des yeux de la sculpture est semblable à celle d’un être humain, il faudra aussi examiner cela, suggéra le détective. Je doute que cela soit dû à un excès de réalisme, je ne suis qu’un profane dans le monde de l’art, mais j’imagine que le professeur Romane peut me concéder cela. Pour valider l’hypothèse qu’il s’agit là d’un être humain et non d’une sculpture, l’ultime solution consisterait à ouvrir la sculpture. 

– Mais cela entrainerait la destruction de l’œuvre pour rien!

L’intervention du conservateur choqua tout le monde. Il ne s’arrêta pas pour autant.

– Le musée perdrait l’occasion de faire fortune, ajouta-t-il, nous avons reçu déjà des offres qui vont bien au-delà de ce que nous pouvions imaginer. Sans oublier que cela fait quelques années que les affaires du musée ne vont pas très bien, il serait dommage de perdre une opportunité comme celle-ci en détruisant l’œuvre. Qu’il s’agisse ou non d’un être humain métamorphosé par des odieux procédés, le conservateur ne semblait donc en avoir cure. Le professeur fut choqué et interpella violemment le conservateur.

Le détective rappela tout le monde à l’ordre.

– Calmez vos ardeurs, dit-il, nous allons d’abord procéder à un prélèvement d’empreintes et de toute autre donnée pertinente, puis nous les analyserons, et la suite des choses va déprendre des résultats. Pour l’instant, laissons l’équipe d’analystes travailler.

– Faites-moi signe dès que vous trouvez quelque chose, ordonna-t-il aux techniciens qui venaient d’entrer dans la salle, et surtout n’oubliez pas : évitez de fixer la sculpture.

Le détective et le professeur montèrent au premier étage, ils marchèrent côte à côte. Leurs yeux balayaient certains tableaux et sculptures qui paraissaient ternes tant ils étaient éclipsés par l’Apothéose. C’est ainsi que la presse avait fini par nommer la sublime sculpture dont la simple vue pouvait produire tant d’effets.

– Vous ne cessez de répéter que vous ne connaissez rien en art, est-ce le cas, vraiment?

– Définitivement. Sinon, je me serais passé de vos services. Je suis un néophyte de la pire espèce, je n’ai pas reçu d’éducation artistique. Je peux reconnaître et identifier la beauté, mais, hormis cela, l’art demeure un univers que je ne connais pas vraiment.

– De l’art, il y en a partout. Certes, l’art s’intéresse au beau, mais l’art n’a pas toujours eu pour objet la beauté. Si l’on prend l’art archaïque, on note que certaines œuvres de cette époque étaient complètement dépourvues de beauté. L’art est le reflet d’une civilisation, la mémoire du passé, une voie vers le divin, un canal qui sert à véhiculer un message, le chemin vers une vérité qui demande sans cesse à être dévoilée, parce que l’art est allégorique. Symbolique. L’art peut être aussi ce à travers quoi nous reconnaissons notre humanité.

Ils s’étaient arrêtés devant un tableau.

– Prenons par exemple cette œuvre, dit le professeur en s’approchant un peu pour lire le cartel : Juan Flandes, L’apparition du Christ à sa mère, 1496. Abstraction faite de toute connotation religieuse, il s’agit de l’histoire d’un fils qui apparaît, qui revient vers sa mère et celle-ci est joyeuse, or, en même temps, elle ne peut taire la tristesse qui crie dans son cœur, car elle sait que son enfant la quittera une fois de plus. Nul besoin d’être religieux pour connaitre l’histoire et comprendre que cette scène du retour du fils à sa mère est représentée à maintes reprises sous d’autres formes artistiques ou même dans la culture populaire. Le tableau touche en nous une fibre d’amour et nous rappelle que nous devons à un moment ou un autre contacter les êtres qui nous sont chers. Appelez-vous souvent votre mère détective ?

– Ma mère et moi sommes très proches, qu’en est-il de la vôtre professeur?

– Que serais-je sans ma mère? Tout mon amour pour l’art provient d’elle. 

– Nous parlerons de nos mères à un autre moment. Revenons à ce qui nous préoccupe ici. Si l’art est allégorique, quel message porte donc la sculpture qui se retrouve au sous-sol de La Galerie Borghèse? Elle est d’une extrême beauté, cela va sans dire, sans compter l’intense attrait sexuel qu’elle suscite, mais une interrogation persiste chez moi : pourquoi l’accompagner d’un verset biblique?

– Le verset de la Genèse est là pour rappeler un fait fondamental, et cela saute aux yeux. Nous retournerons tous à la poussière. La deuxième citation est une strophe de Baudelaire, mais réécrite. Elle révèle selon moi le dessein de l’auteur qui cherche une purification du corps, comme dans une tentative d’élever celui-ci vers quelque chose de transcendantal, et ce, tout en restituant au corps son essence première. Cela explique sans aucun doute l’attrait sexuel qu’elle suscite. Charles Baudelaire est connu pour être un poète maudit qui a révolutionné l’art poétique en extirpant la beauté de la laideur la plus abjecte. Si vos hypothèses sont vraies, monsieur le détective, alors le parallèle est clair. Nous avons en bas un être humain qui a probablement souffert et connu la mort avant de devenir ce que nous appelons l’Apothéose.

– Ne faudrait-il pas être fou, voire malade pour faire une chose pareille.

– Il n’y a pas de génie sans un brin de folie.

Le professeur n’en croyait pas ses oreilles, il venait de dire la phrase qu’il avait interdit à ses étudiants d’utiliser dans leur dissertation. Le détective avait noté l’essentiel de leur discussion. Le professeur devait partir à l’université pour récupérer les copies des dissertations de ses élèves. Les deux hommes se serrèrent la main pour une énième fois. De cette poignée de main, bien des choses auraient pu naître, mais, trop préoccupés, aucun des deux n’y porta une véritable attention.

Sculpture en bronze, jeune athlète, environ 340-330 av. J.-C. (Source Wikicommons)

Le professeur rentra chez lui. Il était exténué. Il déposa sa pile de copies à corriger. D’habitude, il avait toujours hâte de lire ce que ses élèves avaient écrit, il entamait aussitôt la correction. Cette fois-ci, il voulait se détendre. Il se servit un verre de whisky sur glace, ouvrit son ordinateur et fit jouer Lacrimosa. Il prit quelques gorgées de son whisky, puis fredonna en accompagnant la musique de Mozart qui s’amplifiait de plus en plus dans la maison. Il déboutonna sa chemise ample sans l’enlever. Il déposa son verre sur sa table de chevet avec son téléphone portable. La musique jouait de plus en plus fort.

Soudain, l’appartement était devenu un espace blanc. De son lit, le professeur vit une silhouette de dos qui trainait un corps dans le couloir. Le cadavre avait été par la suite hissé au plafond de la cuisine assombrie au bout du couloir, la tête en bas. La silhouette plaça un seau sous sa tête qui pendait dans le vide. Puis d’un coup de couteau, elle trancha la gorge du corps suspendu. Le sang jaillit. Le sang paraissait encore chaud, fluide, rouge écarlate. Il s’écoula pendant de longues minutes. La dernière goutte émit un clapotis.

– Te voilà prêt pour la prochaine étape, déclara la silhouette d’une voix caverneuse, ceci est mon dessein.

Elle inséra alors un tuyau dans la bouche du cadavre jusqu’à l’estomac. L’homme s’éloigna ensuite pour ouvrir le robinet. Sous la pression de l’eau qui jaillit du tuyau, les intestins se vidèrent de leur contenu à travers un autre long tube engagé dans le rectum du cadavre. La musique magnifique continuait de jouer tout au long de cette scène horrifiante. Les poils de partout furent rasés et le corps lavé méticuleusement par l’homme. Il décrocha ensuite le cadavre et emporta le corps dans la salle de bain qui jouxtait la cuisine. Le professeur s’approcha discrètement pour aller voir de plus près ce qu’il allait advenir de ce cadavre. L’homme était en train de le plonger dans une baignoire qui semblait remplie de natron, cette substance que le professeur connaissait bien puisqu’elle avait été utilisée par les Égyptiens pour momifier les cadavres. Quand l’homme ressortit le cadavre de la baignoire, il était sec, glabre et semblait malléable, sans gras et sans fluide aucun.

La sonnette se mit alors à sonner. Le professeur bondit de son sommeil, terrifié. Il prit le temps de baisser le volume de la musique qui jouait encore. Il regarda l’heure. Il était 11h du soir. Le son de la sonnette retentit à nouveau. Le professeur n’eut pas le temps de boutonner sa chemise. Il se précipita vers la porte. C’était le détective Juan Hernandez, l’air hagard.

– Que faites-vous ici à une heure aussi tardive? Rentrez, venez, faites comme chez vous, donnez-moi votre manteau.  

– Merci, je n’arrivais pas à dormir, je repensais à notre discussion, à l’affaire qui se complique, je me suis levé pour faire une marche, et je me suis rendu compte qu’on n’habitait pas très loin dans le Testaverde selon les coordonnées que vous m’aviez transmises, alors j’ai pris la chance de sonner. 

– Asseyez-vous, je faisais une sieste qui s’était transformée en un sommeil cauchemardesque, merci de m’en avoir sorti! Je vous sers quelque chose à boire?

– Oui, n’importe quoi, je ne suis pas très difficile en matière d’alcool. 

Le professeur ne s’était pas rendu compte que son ample chemise était encore déboutonnée, laissant apparaître son ventre plat et ses abdominaux saillants bien découpés. Il marchait élégamment en se dirigeant vers le bar tandis que son invité surpris l’épiait discrètement de côté.

– On peut se tutoyer, suggéra le professeur.

Dmitri tendit le verre à Juan, qui s’était assis sur le sofa. Ses yeux tombèrent sur le torse nu et glabre du professeur quand celui-ci se pencha vers lui. Il s’empressa de prendre une gorgée. Pendant un court instant, les deux hommes ne dirent mot. Quand le détective eut fini d’avaler sa gorgée, il voulut déposer son verre sur la table basse qui les séparait, mais celle-ci était plus proche du professeur qui s’était placé à l’autre extrémité du sofa. Dmitri Romane s’empressa de prendre le verre des mains du détective, mais celui-ci se renversa sur le coin de la table. Ils sautèrent simultanément de leur fauteuil. Je vais chercher des serviettes, dit Juan. Non, je m’en occupe répondit Dmitri. Les deux hommes ne s’étaient pas rendu compte qu’ils allaient dans la même direction. Leurs corps se heurtèrent. La main du détective s’était retrouvée au creux du ventre de Dmitri qui se mit alors à se soulever et à se rabaisser sous la pression de la main de Juan qui suivait déjà son rythme respiratoire, saccadé. Haletant, le détective embrassa Dmitri stupéfait dont les yeux exorbités et les lèvres tremblantes cherchaient à offrir une résistante. Il échoua. L’enquêteur, d’une main, rapprocha Dmitri contre lui et, de l’autre, l’agrippa derrière la nuque en l’embrassant langoureusement, vigoureusement.    

C’était une passion soudaine qui avait amené Dmitri à sombrer dans cet abime délectable qu’étaient les hanches à la fois gracieuses et graciles de Juan. Il parcourait ses courbes dans le clair-obscur de son affection vertigineuse, fulgurante, à des années-lumière de la raison qui le gouvernait habituellement. Leurs cœurs étaient devenus une palette remplie de tendresse, de désir et d’affection, ils esquissaient leur amour en mille et une couleurs.

Sans toile ni fond, cette fresque de concupiscence n’était faite que d’eux. Sous la voûte de la chapelle charnelle qu’ils formaient, Dmitri bandait comme un centaure constellé mi-homme, mi-animal indissociable pour autant. Puis sa voie lactée coula en Juan. Désormais les deux hommes étaient unis par la chair et l’esprit dans une lutte passionnelle pour arrêter le mal.

Quand le professeur se réveilla, Juan était parti. Dmitri trouva une note à son chevet : « Merci pour la nuit et à bientôt ». Il répéta la phrase et sourit en prononçant à voix haute le dernier mot. Il ne voulait pas remettre en question ce qui s’était passé la nuit précédente, et puis pourquoi le ferait-il après tout? La note était positive, pensa-t-il.

Le souvenir du rêve qu’il avait fait avant l’arrivée de Juan lui revint à l’esprit et ne le quitta pas toute la journée durant. Considérant ce qu’il avait entendu concernant l’Apothéose et les hypothèses qui circulaient à son sujet, avait-ce été une tentative de son esprit de lui apporter une réponse? Que fallait-il en comprendre? De plus, il trouvait cela bien étrange que le sujet à l’étude dans son cours de littérature analytique se rapproche autant de l’affaire qui l’occupait. Le soir venu, il se mit à corriger les copies de ses étudiants. 

Il corrigeait ses copies avec sa feuille de présence à côté de lui puisqu’il corrigeait toujours en ordre alphabétique. Il cochait chaque fois sur sa liste à qui appartenait la copie corrigée. Il trouvait la conclusion de certains étudiants pertinente, voire divertissante. Les points de vue sur la conciliation du génie et de la part abominable dans l’œuvre de Süskind avaient fait couler beaucoup d’encre et avaient remué parfaitement les méninges de ses étudiants. Il restait une copie sur son bureau. Il vérifia sur sa liste, la note de tout le monde était inscrite, puis il se souvint de cet étudiant qui s’était inscrit à la dernière minute, Marc Clément. Il ajouta son nom sur la liste et entama la correction. Tout au long de sa lecture, le professeur avait trouvé que l’étudiant était original dans ses formulations, qu’il répondait avec rigueur et efficacité, qu’il était incontestablement au-dessus de la moyenne. Mais, une fois arrivée à la conclusion, une rupture soudaine s’opéra. Certes, argumentait l’étudiant, il a été démontré en théorie qu’il existe un point dans la psyché du protagoniste où ce qui relève du génie et de l’abominable peut s’unir et cohabiter à la perfection, mais cela demeure sur un plan purement théorique et fictionnel, autant dire que nous le ressentons peu dans la réalité, puisque nous ne l’expérimentons pas. C’est pour cela que je me suis livré à une expérience dans ladite réalité… Le professeur Romane ne croyait pas ce qu’il lisait. Son cauchemar prenait vie sur la page. Sa main tremblait, ses yeux se remplissaient de larmes… il prit son téléphone.

– Bonsoir détective, je connais l’auteur de l’Apothéose.

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