La cuisine magique, par Mako Capuano

Au centre de l’assiette, une maisonnette. Elle attire mon attention. Vue de plus près, les fenêtres y sont noires. Personne n’habite cette petite maison. Un bonhomme de la taille d’une punaise pourrait rentrer par cette porte… 

***

Je me sens bien ici. La chambre est traversée par les derniers rayons du soleil. 

Les murs sont d’un bleu apaisant. Sa couleur préférée. Ils sont habillés d’étagères, de dessins encadrés et d’une longue guirlande à pompons multicolore. Les murs de ma chambre sont blancs et vides. Ce n’est pas moi qui ai choisi la couleur. Sur le parquet en bois vernis, au coin de la pièce, se dresse un lit dont la housse de couette a été étendue aux quatre coins, comme il faut. Des petits personnages en cercle sur un fond rose fleurissant décorent les draps. Des coussins verts poilus trônent côte à côte sur la tête du lit. Un ourson en peluche rond et souriant siège sur ceux-ci. Juste à côté, je remarque, sur la petite table de chevet turquoise, orange, une bougie reposant sur un recueil. Les plus beaux contes de fées d’Andersen. Je les connais bien. Parmi les plus connus, il y a La petite sirène, La petite fille aux allumettes, Le vilain petit canard… et il y en a un, moins populaire: Sous le saule. C’est de là que vient mon nom. Saule. Maman aimait cette histoire…

Pendant toute la journée, elle restait allongée dans sa chambre. Moi aussi, je restais immobile derrière la porte fermée. Je fixais ce petit trou dans la serrure. Seul un bonhomme de la taille d’une punaise aurait pu passer à travers un trou si minuscule. Il aurait fallu que je me fasse toute petite pour être la bienvenue et passer de l’autre côté. Mes paupières s’alourdissaient après un temps. Je sortais de ma somnolence à l’occasion lorsque je l’entendais tousser. Quand papa rentrait du travail, il me prenait dans ses bras et répétait toujours: « Maman va guérir Saule, allez, va dans ta chambre. » J’accourais alors vers cette petite pièce qui était ma chambre et je me retournais vers lui, au fond du couloir. Mon père entrouvrait la porte pour y glisser sa tête. Il pouvait rester là, au seuil de sa porte pour l’éternité. Il est avec une autre femme maintenant, ma belle-mère Geneviève. Mais, je le sais, qu’au fond il aime toujours maman et que jamais il ne l’oubliera.

Je me souviens de ce soir-là. Quand, avant de m’endormir, maman est venue dans ma chambre. Elle s’est assise au pied de mon lit, un livre dans ses mains. Je la regardais attentivement, sans bruit. J’avais juste un petit sourire aux lèvres que je ne pouvais pas retenir. Elle feuilletait les pages qui se décollaient les unes après les autres. Sa voix frêle et maigre grelottait jusqu’à mes oreilles. Je la fixais. Ses yeux doux sur son visage pâle. Et, je me souviens encore de la fin de l’histoire. Loin d’elle, sous le vieux saule, Knud le cordonnier rêvait de Johanne, sa bien-aimée. La première et dernière histoire que m’a racontée maman… Maintenant, je lis plein de contes. Je les dévore. Ceux d’Andersen, des frères Grimm et de Perrault, puis des contes russes et japonais. Ce sont mes échappatoires. Leurs fins heureuses me donnent de l’espoir. Tout s’y améliore et tout le monde finit heureux. 

Je continue de scruter la pièce. Nos bricolages occupent presque tout le bureau et les étagères. Nous nous sommes entendus avec Yuri pour qu’il les garde. Il n’y a pas assez de place chez moi pour entreposer tout ça. Mais je voulais quand même en avoir un avec moi. Donc, Yuri m’a laissé le choix parmi toutes nos maquettes en carton comme la boutique de chandelles, le kiosque de barbe à papa et le parc à lapins. C’est le phare en mer que je préfère. Je l’aime particulièrement. Haut et majestueux, le vaste plan bleu autour est plat. Quand la nuit tombe, il éclaire ses alentours. Je l’ai placé par terre, juste à côté de mon lit. Je me souviens, Yuri et moi, quand on le construisait, on était tellement frustrés. On tentait chacune notre tour de coller les escaliers le long des murs, tant bien que mal. C’était compliqué, on a failli abandonner! Ça me fait sourire rien qu’à y penser.

Parmi toutes les constructions, je distingue nos petites figurines en pâte à sel. Ce sont de minuscules versions de nous-mêmes. Nos figurines, les unes à côté des autres, main dans la main, ressemblent à une vraie famille. Il y a Yuri, Gia, sa petite sœur, sa mère et puis moi. J’ai pensé amener ma figurine avec moi pour qu’elle habite le phare. Mais je nous imaginais au seuil de la maison, les pieds sur le paillasson et j’avais une boule dans le ventre. J’avais le sentiment qu’elle ne se sentirait pas la bienvenue. Elle se sent à la maison, ici, chez Yuri.

Je regarde la mini version de Yuri et aussitôt, je lâche un rire. On le reconnait par ses sourcils touffus, toujours froncés et ses cheveux en carré plongeants. Je remarque qu’à côté de lui, je parais particulièrement grande, ce qui ne m’étonne pas du tout. Pourtant, malgré sa petite taille, il brille.

Tiens, en parlant de briller, l’autre nuit, j’ai eu un rêve lumineux. Je me suis réveillée, j’avais une forte image en tête. Un petit bout, un dernier segment de rêve qui ne me lâchait pas. Je l’aimais bien. Alors, je l’ai dessiné à petits coups de crayon à mine – c’est parfait, car je rêve en gris -, au verso d’un carton qui traînait dans ma chambre avant que le souvenir du rêve ne se dissipe.

Plus tôt aujourd’hui, je l’ai montré à Yuri. Et il a répondu, plein d’enthousiasme, « J’aime ça, ça pourrait devenir notre prochain projet! Attends, c’est tout gris, je vais y ajouter un peu de couleur! ». Et c’est à ce moment-là qu’a débuté notre nouveau projet. Yuri est allé piocher des crayons de couleur dans un pot et s’est mis à colorier. Le toit de la maisonnette devenait rouge pavot, et l’assiette était d’un beau bleu poudre. Je ressentais des frissons dans mon corps. J’étais émerveillée. Ce n’était plus la maisonnette inaccessible, aux fenêtres noires. Mon rêve gris retrouvait ses vraies couleurs.

Cette fois-ci, notre projet est grand, pas miniature. Un projet d’envergure. Nous voulons bricoler l’assiette sortie droit de mon rêve. Oui, comme une vraie de vraie assiette dans laquelle on peut manger. Une assiette creuse avec une montagne, au milieu. Et sur la montagne, se trouve une petite maison. « Notre idée pourrait plaire à la boutique de céramique d’à côté qui vend toutes sortes de vaisselles farfelues, j’en suis sûre. », s’exclame Yuri.

Tiens, en parlant du loup. Je l’entends discuter avec Gia. Comme un chef en cuisine, Yuri s’exprime en lançant des ordres à ses commis, d’un ton fort et décidé. Ses paroles succinctes et plaintives résonnent dans toute la maison. Sa sœur trouve ça si drôle qu’elle lâche un fou rire qui, peu de temps après, s’intensifie. Ça y est, ça part en chicane. Gia se précipite vers la chambre, toujours en riant, et se cache derrière moi. Yuri, parti à sa poursuite, arrive à grands pas, tout en imitant le rugissement du lion. Juste au bon moment, leur mère fait interruption,

 « Yuri! Gia! Saul! J’ai besoin de votre aide pour mettre la table! ». Nous nous dirigeons vers la cuisine, Gia reste allongée par terre. « On mange des pâtes à la sauce tomate, Gia! Je sais que tu adores ça! », ajoute sa mère. « Oh! Des pattes! Mmm, j’ai faim… Juste mettre mes chaussettes », répond Gia.

Elle se lève et repart pieds nus dans sa chambre. Elle réapparaît aussitôt dans le cadre de la porte. Je me dirige vers la cuisine où il fait plus chaud. Quelque chose frémit dans la poêle. Ça sent bon. Ça sent… la tomate et la viande. Et l’eau des « pattes ». Des pattes à la sauce tomate! Yuri et moi sortons des assiettes creuses et des ustensiles pour tout le monde. On les dispose sur la table basse. Il y a juste assez de place pour quatre assiettes! À deux, nous servons les pâtes pour chaque plat. Gia en profite et pique un morceau de viande. « J’adore la viande », dit-elle. « Plein de boulettes pour Gia! » murmure sa mère.

Yuri commence par me servir. Je lui demande une grande portion. Je me surprends. D’habitude, j’ai l’appétit d’un moineau. Je n’ai pas faim. Mais là, je sens que je pourrais dévorer toute une assiette. Il sert à Gia une quantité copieuse avec beaucoup de viande. Yuri, lui, qui a tout aussi faim que moi, se sert le double de ce qu’il va manger. Je le connais trop bien. Il a les yeux plus grands que la panse. Je souris légèrement à la vue d’eux deux, tout heureux devant d’énormes assiettes.

C’est nouveau pour moi de manger sur une petite table basse. Toutes nos assiettes se touchent. Je n’ai jamais soupé dans le salon non plus. Il y a toujours quelque chose d’inhabituel chez Yuri! Mais j’aime ça. J’aime leur compagnie et, pour une fois, on apprécie la mienne. Les pattes et la sauce sont encore très chaudes. Tout le monde plonge impatiemment sa fourchette dans son plat, pour prendre une généreuse bouchée. Comme Knud déclare, lorsqu’ il retrouve sa bien-aimée, à la fin de l’histoire, « Quand on est bien chez soi, on y trouve toujours quelque beauté. ». 

« Bon appétit! »

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