Valse, par Salomé Goyette

Elle passe tous les matins devant ma fenêtre, et je la suis des yeux jusqu’à ce que la ligne de bâtiments la vole à mon regard. Ma routine tourne autour de sa brève apparition : je me lève toujours à huit heures et demie précises, je m’assois à la table de la cuisine et j’attends. Puis, quand elle est partie, je me prépare pour aller travailler, le cœur gros. Souvent, j’arrive en retard de cinq minutes au bureau, mais mon patron ferme les yeux. Je compte et recompte les factures, puis je repars ne rien faire de ma vie, manger des plats surgelés devant la télévision. Parfois, j’essaie de prendre goût à quelque chose, je m’invente un hobby, une passion pour le cinéma ou les oiseaux, mais à quoi bon? L’envie ne reste pas.

Je ne mentirai pas, mon quotidien est si ennuyeux que j’ai déjà pensé que je serais mieux mort. Mais, grâce à elle, je n’ai jamais passé à l’acte. Oui, elle, cette femme ordinaire et resplendissante, une perle grisâtre parmi les cailloux gris. Tant qu’elle vit, je dois vivre également, car je suis sûr que je pousserai mon dernier souffle dans ses bras.

Elle s’est mariée à un autre homme l’an dernier. Il travaille dans la même compagnie que moi, et je ne peux pas m’empêcher de le surveiller. Je l’envie de pouvoir dire qu’une telle femme est sienne, mais lui ne semble pas saisir sa chance. Il sort souvent dans des bars, surtout là où il y a des danseuses nues, il parle golf avec ses collègues sans se soucier des papiers qui s’empilent sur son bureau et, évidemment, il est le préféré du patron pour absolument aucune raison. Je l’entends rarement parler de sa femme, seulement pour donner du contexte à ses anecdotes : « Ma femme et moi marchions dans le parc quand nous avons rencontré le bon vieux… ». Je devine que, pour lui, une femme désirable est une femme hors de sa portée. Il ne voit rien de plaisant dans la tendresse de tous les jours, le bisou sur le front au réveil, les rires et les blagues que seuls les deux amoureux peuvent comprendre, les querelles passagères, les promenades au parc, la douceur des aubes alors que l’on a passé la nuit à s’aimer.

Les matins, elle n’a pas l’air heureuse. Elle avance d’un pas raide, une moue mécontente sur le visage, des cernes autour de ses beaux yeux sombres. Son mari est une pourriture, et elle le sait. Elle devrait le quitter, profiter de la vie alors qu’elle est encore vivante, potentiellement rencontrer quelqu’un, un ancien amoureux qu’elle aurait perdu de vue mais qui continue de penser à elle.

« Il faut que ça finisse. Il faut que son chagrin se termine à l’instant », me dis-je à chaque fois que je la vois. Il faudrait que je me précipite sur mon manteau et que je dévale les escaliers dès qu’elle apparaît au bout de la rue. Pourquoi, pourquoi ne pas le faire?

Le matin du 22 juillet, je me dis que j’irai, déterminé. Quelques secondes avant que je ne l’aperçoive, je m’invente une folle envie d’uriner et le temps que je finisse mon pipi, elle est rendue trop loin pour que je la rejoigne. Je me dis que je me reprendrai le lendemain.

Le matin du 23 juillet, il pleut des cordes. Je patiente à la fenêtre, mais elle ne passe pas. Elle doit avoir pris le métro, le bus ou le taxi. J’irai le lendemain.

Le 24 juillet, le soleil est bien chaud, je n’ai pas envie d’aller aux toilettes, mais je ne suis toujours pas mon plan. Pourquoi? Je me réveille trop tard ou, du moins, c’est ce que je me fais croire. Mon cadran sonne à 8 heures et demie, mais je reste dans mon lit jusqu’à 9 heures moins quart et je la perds.

Le 25 juillet, je sais que je suis dans le déni. Je n’arriverai jamais à aller lui parler. Je la regarde passer tristement. Cette mélancolie me colle à la peau toute la journée, au point où je suis plus dans la lune que dans la réalité. Mon patron s’inquiète et me force à m’expliquer (je lui raconte que mon chat est mort alors que je n’ai même pas de chat) et à quitter plus tôt. N’ayant aucune distraction, aucun ami, j’erre dans la ville pour finir sur le pont à regarder avec un peu trop d’attrait la rivière en contrebas. J’attends que quelque chose se passe dans mon esprit, car je ne veux pas vivre si je suis si lâche. Je veux la voir sans crainte.

« Alors j’irai demain. »

Le 25 juillet, je sors nonchalamment de mon immeuble vers 8 heures 37 et je me promène en sens inverse, un gros sourire dans le visage. Elle me reconnaîtra, c’est sûr, même si nous ne nous sommes pas vus depuis dix ans. Je la vois arriver du bout de la rue et ma si belle assurance faiblit quelque peu, mais je n’arrête pas. Elle est là, à quelques pas seulement et je crains qu’elle ne me voie pas, qu’elle ne dise rien quand son visage s’illumine : « Anthony! Mon dieu, quelle surprise de te voir! 

– Mais oui, Rachel! Ça fait si longtemps, comment vas-tu?

– Ça va, ça va. (Elle ment.) Je suis mariée maintenant. (Elle esquisse un petit sourire gêné en me montrant son annulaire gauche décoré d’une bague très modeste. J’aurais les moyens de lui en acheter une avec un plus beau diamant.)

– Ah, félicitations! (Je devrais gagner un Oscar pour mes talents d’acteur.)

– Et je suis chercheure à l’université en microbiologie.

– Microbiologie? Ah ben. Et tu aimes ça?

– Oui, oui, c’est palpitant. (Son sourire ici ne dissimule aucun mensonge. Elle adore son métier.) Et toi, quoi de neuf? Tu as eu ton diplôme en ingénierie?

– Non, ils m’ont refusé au dernier tour. Je suis comptable maintenant.

– Ah ok. (Elle est déçue.) Eh bien, j’ai bien aimé te rencontrer, mais je suis un peu pressée.

– Je vois, mais voudrais-tu qu’on se revoie? Qu’on aille prendre un café ou un verre?

– Oui, bien sûr.

– Que penses-tu de demain, 15h au Café Vert?

– Oui, c’est une bonne idée, j’y serai. À demain!

– À demain! »

Ah, les papillons! Je n’ai pas été aussi heureux depuis des années. Je traîne tout le long de la journée un sentiment d’accomplissement que mon patron semble trouver fort étrange après ma déprime de la veille. J’enchaîne les tâches presque sans effort, je reste même une heure de plus simplement pour finir une affaire particulièrement compliquée que j’ai commencée le matin même.

Le lendemain, samedi, je me lève tôt et je décide de retourner au jogging, activité à laquelle j’avais renoncé depuis mes 30 ans. Ma joie ne reste pas après deux kilomètres, car je suis à terre, ayant surestimé mon cardio. Je rentre un peu dépité chez moi, mais aussitôt, le rappel de mon rendez-vous me remet sur pied. Je chantonne « Et si tu n’existais pas » en prenant ma douche.

Trop occupé à choisir la bonne tenue qui ne fait pas trop chic ni trop casual, le bon parfum, la bonne cravate, je pars en retard de chez moi, vers midi quatre. Je refuse cependant de courir, y ayant déjà assez goûté le matin même et souhaitant me garder frais et propre pour mon rendez-vous. J’appelle alors un taxi que je presse de m’emmener au Café Vert. J’y arrive à midi quatorze et passe l’après-midi à attendre ma dulcinée, caché derrière un journal bien que dans mon euphorie, je ne suis pas capable de lire une ligne et je reste pendant trois heures sur la même page.

À 15h10, le café s’illumine soudainement. Rachel rentre, me cherche timidement du regard. Je fais semblant de ne pas la remarquer tout d’abord, mais quand il s’avère qu’elle ne me voit pas (elle devrait s’acheter des lunettes), je la hèle. Elle semble soulagée de me voir et slalome entre les tables jusqu’à ma place.

« Salut Anthony! Désolée du retard, mon mari avait besoin d’aide pour faire la vaisselle. (Fuck, j’avais oublié le mari.)

– Pas de problème, je comprends.

– Comment ça va?

– Bien.

– Ah, tu es déjà servi.

– Oui, je suis arrivé un peu en avance. Je croyais que mon jogging de ce matin allait me prendre plus de temps.

– Ah, ok. (Elle ne paraît pas du tout impressionnée que je fasse du sport. Son mari doit être un habitué du gym, sinon elle serait impressionnée.) Tu dois connaître le café mieux que moi, quelles sont les spécialités?

– Le café colombien, je dirais. (Je n’en sais rien, je ne sais même plus ce que je bois, mais je lève ma tasse et prends une gorgée.) Il est très bon.

– Ok, je vais commander ça. »

Elle se rend au comptoir où elle reste quelque peu à parler avec le barista. Il la fait rire. Je commence à être stressé. Elle revient avec un latte, elle n’a pas écouté ma suggestion.

« Bon, dit-elle, comment ça va, toi? Parle-moi de ta job, je n’aurais jamais pensé que tu finirais en comptabilité. (Ouch! Elle sait que j’avais des ambitions mais, comme pour l’espoir de rencontrer le Père Noel, on finit par les abandonner.)

– Eh bien… »

Je lui invente une histoire rocambolesque dans laquelle j’ai soudainement le rôle du héros dans ma classe d’ingénierie, particulièrement quand j’ai aidé la fille du directeur de doctorat à recevoir un avortement sécuritaire. Le chef, conservateur, aurait été si fâché par mon action qu’il m’aurait expulsé du programme. (En réalité, je n’avais plus de motivation, je n’étudiais plus et mes notes ne me permettaient pas de continuer.) Elle haussa les sourcils, plissa les yeux comme si elle n’était pas sûre de croire à mon histoire, mais elle ne m’arrêta pas dans mon récit. Le directeur du doctorat en ingénierie aurait également été ami avec les autres professeurs à l’université et les aurait convaincus de ne m’accepter dans aucun autre domaine. Le professeur de comptabilité, étant plutôt libéral et détestant la vieille croûte en ingénierie, fut le seul à me proposer une place dans son programme. (J’ai plutôt écouté ma mère qui ne cessait de me répéter que j’étais trop bon en mathématiques pour ne pas faire de métier qui y ferait appel au quotidien. Pour la satisfaire et pour ne plus croiser mes anciens collègues en ingénierie, j’ai pris une branche assez éloignée des sciences sans perdre les maths : la comptabilité.) La seule partie vraie dans mon récit est que je suis devenu comptable par défaut.

« Wow, quelle histoire. Et tu travailles où maintenant? (Elle prend une gorgée de son latte.)

– Chez la Rouno Compagnie, dans le centre-ville.

– Ah oui! Mon mari travaille là-bas. (Maudit mari.) Il s’appelle Frédéric Desaulniers. Tu le connais?

– (Un peu trop oui.) Non, ça ne me dit rien. Il ne travaille sûrement pas au même département.

– Peut-être. Je lui demanderai, s’il te connaît. (Fuck, je suis grillé. Il se demandera pourquoi j’ai fait semblant de ne pas le connaître et comprendra que c’est parce que je convoite sa femme.) »

Le silence tombe. Ma panique augmente, le rendez-vous ne va vraiment pas dans le sens que je l’entendais. Je croyais que Rachel serait toujours cette jolie jeune fille naïve mais si attachante que j’avais connue. Aujourd’hui, elle est très froide, agit avec moi comme si j’étais un étranger et ne paraît même pas croire à mes mensonges. Je ne sais pas comment je pourrais la convaincre de laisser son mari pour moi, surtout qu’elle n’arrête pas de le ramener dans la conversation.

« Sinon, à part le travail, que fais-tu? As-tu une passion que je ne te connais pas, as-tu quelqu’un dans ta vie?

– (Oui, toi.) Non, je n’ai pas vraiment de passion et je n’ai personne.

– Ah. Le cinéma et les oiseaux, ça ne te dit plus?

– Bien sûr, mais ça ne prend pas la même place qu’avant. Je suis trop occupé au boulot maintenant. »

Elle hoche de la tête, un petit sourire gêné au coin des lèvres. Deux minutes de silence total. Elle finit son latte alors que mon café refroidit. Elle regarde l’horloge qui annonce 15h38 et fait mine de se lever.

« Que fais-tu? Tu pars?

– Oui, je dois rentrer et, puis, nous n’avons pas grand-chose à nous dire de toute façon.

– Mais oui. Attends un peu, je suis rouillé.

– Pour de vrai, j’ai des choses à faire. C’était bien de se voir. Je te souhaite tout le bonheur et tout le succès possible dans ta carrière.

– Non, Rachel. Il faut que tu restes.

– Pourquoi? »

Cette interrogation si brève me prend au dépourvu. N’est-ce pas évident?

« Parce que… Je t’aime toujours. »

Elle finit de ranger ses choses, se lève avant de lancer :

« Anthony, je suis mariée et, même à ça, nous ne sommes plus ensemble depuis au moins vingt ans pour une raison. Ne t’ai-je pas expliqué pourquoi je t’ai laissé? »

Ouch, ce sont des souvenirs douloureux, ça. Un soir, si beau en plein milieu de l’été, elle avait vomi des mots qui m’avaient blessé jusqu’à l’âme. Elle disait que je l’attaquais sans cesse, que je lui faisais des reproches sur son apparence (comment elle était bien trop belle), sur ses actions (elle pouvait être conne des fois), sur ses amis, surtout les hommes (elle flirtait avec eux, c’était évident) au point où elle perdait toute confiance en elle. Elle disait ne pas supporter ce lot de jugements et qu’elle ne m’aimait plus. Mais c’est faux. La preuve : elle est venue prendre un café avec moi aujourd’hui.

« C’était une erreur que je vienne. Désolée de t’avoir donné de faux espoirs. Au revoir. 

– Non! Rachel, tu es toute ma vie! Je te regarde tous les matins passer devant chez moi sur ma rue, j’attendais ce moment depuis si longtemps. Tu ne peux pas partir.

– Quoi?! Tu m’espionnes? Tu sais que c’est criminel ça, c’est très grave et pas du tout romantique!

– Qu’est-ce que tu connais au romantisme? Ton mari ne t’aime même pas! 

– Je pensais que tu ne le connaissais pas? Et tu ne connais rien à mon mariage de toute façon, je te défends d’y faire allusion de la sorte. Je pars là.

– On peut être amis au moins?

– Non!

– Mais pourquoi? Je suis poli et gentil.

– Oh, mais tu n’es pas désintéressé. Tu t’imagines peut-être que, charmée par ces qualités, je tomberai dans ton piège? Tu voudrais que je laisse peu à peu tomber ma garde et tu profiterais un jour de moi. Je le sais, tu as besoin d’une personne à contrôler que tu prétends aimer plus que tout au monde pour te sentir mieux. Tu ne sais pas bien traiter ceux que tu aimes, voilà pourquoi tu es seul. Ça ne marchera pas, j’aime mon mari et je ne t’aime pas, tu m’as fait assez de mal comme ça. »

Sur ce, elle quitte le café en colère. Moi, je reste coi et j’attends de me réveiller de mon cauchemar. Au bout de dix minutes, je comprends que je suis dans la réalité. Je paie nos consommations (la connasse est partie sans payer!) et prends la direction de mon appartement. J’y arrive avant la noirceur, mais je me couche directement en rentrant. Puis, je me relève, me traîne jusqu’à mon réveille-matin que je fixe à huit heures quarante-cinq.

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