
Triangle of Sadness (Sans Filtre au Québec), le dernier film du réalisateur suédois Ruben Östlund sorti le 07 octobre 2022 au Canada, garantit rires sincères et profond dégoût à la fois. Après The Square, le réalisateur remporte une deuxième fois la palme, cette fois pour Sans Filtre. On peut dire qu’il a un talent pour la satire. Parasite (2019) avait mis la barre très haute dans ce domaine et Triangle of Sadness, en abordant un thème assez similaire, a réussi à s’y mesurer ! Le film palmé à Cannes en mai a un budget estimé à 15,6 millions de dollars américains pour un box-office de 7 millions de dollars américains. Le film réussit là où Titane (2021), palmé l’année précédente, avait échoué, c’est-à-dire porter un message et permettre au public de sortir de la salle en réfléchissant après avoir passé un bon moment.
Ce qui est bon dans cette satire, c’est que ce n’est pas seulement une critique des très riches de ce monde (comme beaucoup de satires). En effet, Ruben Östlund l’a dit lui-même : « Ce que j’avais en tête en faisant le film, c’est d’être méchant équitablement avec tout le monde ». Pauvres ou riches, capitalistes ou communistes (ou marxistes), baby-boomers ou milléniaux, tous sont moqués et critiqués équitablement dans ce film au scénario excellent. Certes, Triangle of Sadness ne pourra pas plaire à tout le monde car il y a des scènes qui soulèvent le cœur et un humour grinçant que certains ne supporteront pas, mais si vous aimez l’humour noir, l’absurde et le grotesque, vous serez merveilleusement bien servi.
L’histoire de Triangle of Sadness prend place sur un yacht au beau milieu de l’océan. Yaya (Charlbi Dean) et Carl (Harris Dickinson), un couple de mannequins/influenceurs très superficiel a été invité gratuitement à une croisière de riches. Sur le bateau, le personnel de service n’a qu’une seule règle : ne jamais dire non. Lorsqu’une oligarque russe séjournant sur le bateau exige que tout le personnel du bateau aille se baigner pour « profiter du moment », la croisière prend une toute autre tournure. Pendant que le capitaine se saoule dans sa cabine, on prépare le dîner durant lequel celui-ci devra rencontrer tous les riches du bateau. C’est lors de ce dîner que les choses tournent au vinaigre.
Une pièce de théâtre au cinéma
Le film est monté tel une pièce de théâtre, soit découpé en trois actes avec une fin ouverte. Il dure 147 minutes, mais ne contient aucune longueur. Le rythme est parfois un peu plus lent au cours du film, mais jamais au point de se dire « mon dieu… c’est long » parce qu’il se passe toujours quelque chose d’intéressant. Même dans les plans narratifs, il y a toujours d’autres personnages en second plan en train de faire autre chose. Par exemple, dans la troisième partie, Nelson (Jean-Christophe Folly) rase la barbe de Dimitry (Zlatko Burić), mais on voit tous les autres personnages importants au second plan, chacun de leur côté en train de faire leur vie. Ça rend le film beaucoup plus dynamique, on sent que ça vit sur le bateau et qu’il y a une certaine proximité entre ces personnages qui vivent continuellement dans le même espace en communauté. Ce choix de mise en scène donne encore une fois un style théâtral au film.
On retrouve une grande ressemblance avec le théâtre aussi dans la mise en scène de LA scène du film : le dîner du capitaine. Presque tous les plans sont complètement instables et démontrent bien le chaos qui se déroule sur le bateau. La musique du piano recouverte de bruits de verres et assiettes qui tombent et roulent par terre, accompagnée des sons peu ragoûtants des passagers malades en train de vomir leur repas gastronomique dans les contenants à champagne (belle ironie) vient créer une cacophonie délirante accentuant l’extravagance de cette scène qui donne des frissons de dégoût. La scène est une grosse caricature des riches et représente l’outrance. La femme qui fait cul sec de sa flute de champagne pour passer le goût du vomit, celle qui aspire une huître pour faire passer sa nausée, celle qui se ronge les sangs parce que les voiles inexistantes du bateau sont poussiéreuses, toutes ces situations sont une métaphore des supra-riches et de leur mode de vie. Ces derniers s’ennuient tellement qu’ils s’inventent des problèmes ridicules et ferment les yeux devant la catastrophe en continuant à savourer leur argent.
La courbe des personnages est superbe, Östlund nous présente des personnages captivants dont l’évolution est crédible et intéressante. À l’écran, on nous expose la fourberie des Hommes et leur capacité à s’adapter à leur environnement social. Carl, un des deux personnages principaux, en est l’exemple parfait : pour garder une meilleure place dans la hiérarchie sociale, il profitera de son apparence physique et s’arrangera pour faire pair avec ceux qui sont au plus haut de la pyramide afin de toujours faire partie de la classe privilégiée. Quand, en plus, tous ces personnages haut en couleurs sont incarnés par de bons acteurs, que demander de plus ? Dolly De Leon, ayant joué Elsa dans Verdict (2019), est merveilleuse dans le rôle de Abigail, la préposée au ménage sur le bateau, un personnage qui prendra de l’importance lors de la troisième partie du film et qui sera essentiel pour faire passer le message véhiculé par le film. Woody Harrelson, déjà connu pour ses nombreux rôles précédents dont Marty Hart dans True Detective (2014-2019) et Larry Flynt dans The People vs Larry Flynt (1996), est superbe dans le rôle du capitaine. Tous interprètent à merveille leur personnage caricatural et c’est un vrai plaisir à voir.
Bref, Triangle of Sadness mérite pleinement sa réputation et sa Palme d’Or. C’est un pur plaisir pour tous les passionnés de cinéma (et les autres). Le film en choquera plus d’un mais personne ne pourra nier que c’est une satire parfaitement réussie. La mise en scène, la bande originale, les dialogues et les personnages, tout mérite d’être loué. L’humour grinçant et les répliques absurdes font du film une œuvre unique et vraiment agréable à regarder. Sortir d’une salle de cinéma satisfait, avec de nouvelles idées en tête et une envie d’en discuter et d’y réfléchir, c’est un luxe rare aujourd’hui. Triangle of Sadness offre ce privilège en abordant une déformation de notre société abjecte. On ne peut que tirer son chapeau à Ruben Östlund et toute l’équipe de Triangle of Sadness.
Sans filtre (V. F. de Triangle of Sadness) ★★★★★
Comédie de Ruben Östlund. Avec Harris Dickinson, Charlbi Dean, Dolly de Leon, Zlatko Burric, Vicki Berlin, Woody Harrelson. Suède, Allemagne, France, Angleterre, 147 minutes. En salle.
01/11/22 – Critique rédigée dans le cadre du cours Analyse filmique (ALC option cinéma)