
Il éprouvait le besoin de dissimuler une part de lui-même, celle qui risquait de déranger, de perturber. Il redoutait d’être considéré comme un fardeau et perçu en tant que faible, cependant il était faible, du moins il s’estimait impuissant. Il s’installa sur un fauteuil plutôt confortable vis-à-vis d’une fenêtre, dans une salle de forme carrée, plutôt superficielle et aux murs gris. Alors qu’il patientait, Amos, saisi d’une sensation désagréable qui se répandait rapidement de son nez à ses poumons, se mit à tousser violemment. La fumée se propagea tel un brouillard humide, et bientôt il ne put distinguer les environs. Ses mains commencèrent à trembler, mais il ne pouvait se permettre de perdre une seule seconde à s’inquiéter. Il ajusta précipitamment son appareil de protection respiratoire avant d’obéir aux instructions, puis d’accompagner son équipe dans la cage d’escalier. Une fois sa panique relativement contrôlée, Amos consulta sa montre qui indiquait 16h29 et 40 secondes.
La réalité lui apparut à nouveau et lorsqu’il atteignit le niveau B-2 de l’édifice, il fit demi-tour. Il se retrouva face à une femme qui était assise sur un fauteuil similaire au sien et l’observait silencieusement. La fumée s’était évaporée, mais le sentiment d’angoisse l’habitait toujours, tandis qu’à cause de l’humidité, ses vêtements étaient aux prises d’une pluie torrentielle de transpiration. Dans la salle aux murs gris, Amos se sentit soudainement embarrassé et pitoyable, devant sa psychiatre, Sophia. Incapable de prononcer un seul mot, il attendit que celle-ci brise la glace.
– Nos sessions hebdomadaires s’étaient terminées il y a quelques années, pourtant nous nous retrouvons de nouveau aujourd’hui. Souhaitez-vous partager ce qui vous préoccupe? demanda Sophia.
L’homme d’une trentaine d’années ferma les yeux afin de reprendre ses esprits, de calmer sa respiration et de se convaincre qu’il était véritablement dans un simple bureau, et non dans son pire cauchemar.
– J’ai un mauvais pressentiment, répondit-il.
– Que voulez-vous dire?
– Ces derniers temps, j’ai une boule dans la gorge et un point dans le ventre. J’ai l’impression que quelque chose de sérieux va se produire.
– Avez-vous une idée du fondement de ce sentiment?
– Non. J’ai simplement remarqué un changement au niveau de mon comportement et j’ai pensé que consulter pourrait me soulager.
– Amos, ne commencez pas à me jouer des tours. Je connais la raison de votre visite. Vous venez de perdre votre emploi d’agent de sécurité en milieu hospitalier, à la suite d’un incident: au moment d’effectuer les mises en sécurité de substances illicites et d’armes blanches, il semble que vous ayez attaqué un jeune homme innocent, car vous le soupçonniez de transporter sur lui une bombe. D’autres agents de sécurité ont décrit votre regard comme étant vague et distant, comme si vous étiez dans une sorte de transe. Il existe peu de professions apparentées au métier de pompier que vous pratiquiez auparavant. Vous souhaitiez vous éloigner des zones de danger de cette carrière, mais peu importe l’emploi que vous choisissez, vous persistez à vous conduire de manière trop protectrice et même parfois violente.
Ce reproche plongea l’ancien pompier dans une réflexion aussi profonde qu’un océan. Il tentait de se souvenir du tour des événements, mais sa version des faits était différente. Il avait observé le jeune homme sortir de sa voiture avec un gros sac, avant de quitter le parking pour se diriger à l’intérieur de l’établissement. L’électricité avait soudainement été coupée, et Amos crut comprendre ce qui se passait…
Sophia ajusta ses lunettes.
– Je crois que vous dissimulez vos émotions et que vous n’allez pas aussi bien que vous le prétendez. Peut-être devrions-nous aborder de nouveau cette journée horrible qui, j’ai l’impression, vous hante toujours. Le temps de guérison varie d’individu en individu et il est tout à fait normal que même après huit ans, cet événement vous cause toujours des maux, déclara Sophia.
– J’ignore si cette expérience est vraiment la cause de mes maux, répondit-il.
– Alors, quelle en est la cause?
– Mon pressentiment.
– C’est votre pressentiment qui vous désoriente, vous déconcentre, vous fait perdre la mémoire, et vous incite à être continuellement en état d’alerte et prêt à agir? Je ne crois pas. Le moment de peur intense, d’horreur et d’impuissance auquel je viens d’assister, alors que vous étiez simplement assis sur ce fauteuil, m’indique assurément que vous souffrez toujours d’un état de stress post-traumatique. D’ailleurs, j’ai constaté qu’afin de revenir dans le moment présent, vous avez consulté votre montre, une astuce que nous avions conçue ensemble.
Même si la mémoire d’Amos se détériorait, il se rappelait clairement cette méthode efficace, que lui avait apprise Sophia, qui lui permettait de réaliser qu’il était dans une hallucination. Il suffisait à l’homme de grande taille de consulter sa montre, et de prendre conscience en un tour de main qu’il n’était pas 12 h 17 min 37 secondes pour revenir à la réalité.
– À mon avis, nous devrions reprendre les sessions hebdomadaires et envisager de nouveau la médication, proposa Sophia.
Amos fut scandalisé. Il fixa, de ses yeux marron, sa psychiatre au sourire trop amical, le temps d’avaler ces suggestions. Il savait qu’elle avait plus d’un tour dans son sac, mais il était loin de s’imaginer qu’elle envisagerait un retour à la médication après huit ans! Avait-elle oublié les effets néfastes que ceux-ci avaient engendrés chez lui? Pourtant Sophia, qui le connaissait si bien, se devait de comprendre qu’il ne se laisserait pas intoxiquer une fois de plus.
– Je ne crois pas que cela soit nécessaire. Cependant, en y réfléchissant, je pense connaitre la source de mon mauvais pressentiment, répliqua-t-il
– Écoutez-vous ce que je dis ou ne pensez-vous qu’à votre pressentiment?
– J’ai l’impression que Lola essaie de m’envoyer un message. De manière télépathique, je veux dire, comme les jumeaux et les jumelles le font pour communiquer. Peut-être tente-t-elle de me protéger?
– Amos, votre sœur jumelle est décédée depuis huit ans. Comment pourrait-elle communiquer avec vous?
Tout d’un coup, Amos se retrouva dans son uniforme de pompier, au niveau B-2, qui était complètement détruit, là où quatre cadavres de personnes travaillant à cet étage avaient été trouvés et ensuite déplacés dans une morgue temporaire mise en place dans le Vista Hotel. Il regarda la montre autour du poignet sans vie de sa sœur, puis la sienne et, comme un tour de magie, aperçut instantanément la chevelure blonde de Sophia.
– Amos, je doute que ce pressentiment soit réel. Selon moi, vous associez vos symptômes à cette appréhension, alors qu’en réalité vous souffrez encore des malheurs de votre passé et du deuil de votre sœur jumelle. Êtes-vous retourné à l’endroit où tout s’est déroulé? demanda Sophia.
– Non, jamais, répondit-il.
– Eh bien, je vous suggère d’y aller. Peut-être qu’en affrontant l’édifice, vous surmonterez vos démons.
– Je vais aller faire un tour.
Amos quitta le bureau et se dirigea vers l’ascenseur. Une fois à l’intérieur, les lumières s’éteignirent et le mécanisme cessa de fonctionner. À tour de bras, Amos s’efforça d’écarter les deux côtés de l’ascenseur afin d’évacuer les gens qui se trouvaient à l’intérieur et qui étaient intoxiqués par leur inhalation de la fumée. Trop concentré et déterminé à aider les autres, il utilisa le summum de sa force, et oublia de regarder sa montre. Son corps était secoué de frissons. Son cœur battait anormalement vite. Après plusieurs secondes, il perdit connaissance. Il se réveilla étendu sur le sol. Quelques personnes autour de lui l’examinaient. Tour à tour, elles conseillèrent à l’homme perturbé de reprendre son souffle et de se diriger vers un centre hospitalier, afin de vérifier son état de santé. Amos sortit rapidement du bâtiment et déambula à travers les rues de New York. Sa psychiatre avait tort d’aborder l’incident de février 1993, ce n’était pas la cause de son anxiété. La lumière de la lune faisait rayonner ses taches de rousseur, pâlissait ses cheveux noirs et brillait les yeux de son regard perdu.
Il arriva chez lui, en deux tours de clé et entra dans son appartement. Il s’affala lourdement sur son fauteuil plutôt sale et tenta de trouver le sommeil. Il se mit à songer à Lola, aux bons moments passés en sa compagnie, notamment ceux où les jumeaux se divertissaient des heures à jouer aux échecs. Les parties se terminaient souvent par des disputes, à la suite des victoires d’Amos qui parvenait toujours à faire tomber les tours de sa sœur. Perdu dans ses souvenirs, le frère, ou plutôt l’enfant devenu unique n’arrivait pas à s’endormir et pensait à ses parents, avec lesquels il n’avait pas communiqué depuis des années, comme si à la suite de l’explosion de 1993, l’électricité avait été coupée dans leur relation familiale. Amos fit le tour du cadran, en se rappelant les souvenirs nostalgiques de son enfance et en réfléchissant à ce que Sophia lui avait suggéré de faire. À 8h30, après douze heures à ne pas bouger dans son fauteuil, il se leva, considérant qu’il était temps d’affronter l’édifice.
Juste avant de franchir le pas de la porte, le son de son téléavertisseur retentit. Amos sursauta, l’appareil était resté silencieux depuis qu’il avait cessé d’exercer la profession de pompier. Il saisit son ancien récepteur de poche et le consulta. Le message indiquait que sa présence était immédiatement requise sur la scène d’un incident majeur. Tous les employés des services d’incendie de la ville de New York étaient réquisitionnés. Une alerte générale. Sans chercher à en savoir plus, Amos fit le tour de son appartement à la recherche de son ancien uniforme qu’il avait toujours refusé de remettre au NYFD, puis se dirigea vers l’édifice. L’ancien pompier éprouvait des sentiments mitigés: d’un côté, il était agréablement surpris que l’incident se déroulait à l’intérieur de l’édifice même que, quelques secondes plus tôt, tôt, il s’était enfin décidé à affronter, ce qui tombait très bien vu qu’il était maintenant déterminé à vaincre ses peurs, mais d’un autre côté, il était terrifié à l’idée qu’une autre catastrophe majeure puisse se reproduire au même endroit où sa soeur était décédée et où ses problèmes mentaux avaient débuté.
Même s’il n’exerçait plus la profession de pompier, l’homme, à la carrure imposante, avait continué de s’entraîner quotidiennement et put ainsi parvenir au gratte-ciel rapidement, en franchissant à la course les quelques coins de rue qui le séparaient de l’endroit fatidique. Une fois arrivé devant l’édifice tant redouté. Malgré son hésitation, il pénétra à l’intérieur, aveuglé par la lumière du vaste hall d’entrée avec sa splendide mezzanine. Il fut surpris de constater que rien ne semblait hors du commun, les gens étaient tous occupés avec leur travail comme à l’ordinaire et il n’apercevait aucun autre pompier sur les lieux. Les grandes fenêtres vitrées s’élevaient à une hauteur impressionnante et en levant la tête, il était possible de perdre de vue la quantité considérable d’étages. Les employés s’empressaient dans les corridors, les téléphones sonnaient l’un après l’autre et parmi cette cacophonie, il entendait le son des touches de claviers des ordinateurs.
Amos prit l’ascenseur pour se diriger au 95e étage, où l’attendait l’incident selon les informations reçues sur son téléavertisseur. Une fois arrivé en haut, il décida de s’adresser à une réceptionniste afin d’obtenir davantage d’informations. Derrière son bureau, celle-ci feuilleta plusieurs documents et finit par l’informer qu’en cette date du 11 septembre 2001, personne dans l’édifice n’avait contacté les services d’urgence. Amos, couvert de sueur et embarrassé dans son lourd uniforme de pompier, comprit alors qu’une fois de plus, sa conscience l’avait aveuglé et qu’en réalité, il ne possédait pas même de téléavertisseur, et ce, depuis déjà un long moment.
Son hallucination l’avait conduit à cet endroit. Il regarda alors sa montre. Mais rien ne se passa. Il restait à l’intérieur de la tour debout devant la grande fenêtre du lobby du 95e étage qui s’ouvrait sur le ciel de Manhattan. Il réalisa donc qu’il n’allait décidément pas bien. Il avait besoin d’aide, mais comment l’obtenir? Il ne s’était jamais senti aussi seul. Il voulait partir, mais il était pris au piège, tout comme les passagers de l’avion qui se dirigeait droit sur lui.