Je viens de me réveiller, je ne sais même pas quelle heure il est. J’ai dormi combien de temps? Je suis dans mon petit appartement étendu sur mon sofa, des bouteilles de bière vides et des mégots traînent sur la table du salon. Je me dirige vers la salle de bain pour me rincer un peu le visage. J’ai l’air d’un monstre qui n’a pas dormi depuis des siècles. Alors que j’ouvre le robinet, j’entends mon téléphone sonner. Je m’oriente vers le son pour le retrouver sous le sofa où il repose en compagnie des miettes de chips et de poussière. C’est encore Lina qui m’appelle, j’espère que ce n’est pas pour pleurer sa rupture avec son mec pour la centième fois cette semaine. Je décide de l’a rappeler, car c’est ma sœur après tout :
– Salut Victor…
– Salut Lina… écoute, ça commence à me fatiguer tes histoires avec ton ex. J’ai des choses à faire, je ne peux pas toujours être là pour te réconforter. J’ai aussi des problèmes à gérer de mon côté.
– Je sais, je sais. C’est juste que je vis une mauvaise passe en ce moment. J’ai vraiment besoin que tu viennes me voir aujourd’hui. Il est revenu ce matin et je n’arrive pas à lui dire que ce n’est pas moi qui ai son argent. Il me menace Vic, je ne sais plus quoi faire.
– Tu lui dois combien?
– Environ 3000 $
Lorsque j’ai entendu cette somme immense, j’ai raccroché immédiatement. Ça me fâche tellement qu’elle se mette dans les pires situations du monde. J’ai le goût d’aller prendre un peu l’air, ça va me faire du bien de m’aérer. Je sors de mon immeuble avec un chandail troué et mon visage toujours accablé de cette soirée. Je ne me suis pas changé, car je suis un paresseux qui déteste la vie. Je n’ai aucune autre motivation si ce n’est que de vivre pour protéger ma tendre sœur des sales mecs de cette ville. Je me promène dans les rues et j’ai l’impression d’être invisible. Il se fait tard puisque tous les lampadaires et enseignes de la rue sont illuminés. C’est beau, à vrai dire. Je ne prête pas assez attention à ce qui m’entoure et pourtant je devrais. Toutes ces flèches colorées qui semblent m’inviter à entrer dans chaque édifice, les couples qui se baladent main dans la main en riant et l’air festif des resto-bars qui accueille tous les gens du coin. Comme ma mère me disait autrefois « Victor, si tu n’apprécies pas la vie, elle ne t’appréciera pas non plus, alors fais en sorte de lui faire plaisir et va t’acheter un cornet de crème glacée ». Mes poumons sont essoufflés à force de me presser, mais je continue à avancer dans la foule de gens pour me rendre à la prochaine intersection qui m’offrira enfin ce que je désire. Une fois arrivé à destination, je me rends compte qu’elle n’est plus là. Je lis la petite pancarte qui indique que la crèmerie a fermé en raison de son manque de popularité. Je ferme les yeux un instant, puis je m’écroule.
Je rêve ou quelqu’un essaie de me tirer de mon sommeil? Ma vue commence à se préciser et une silhouette apparaît devant moi. Une femme commence à me parler, elle semble affolée, mais je ne comprends pas ce qu’elle tente de me dire. Une phrase est marquée sur le côté de son visage. J’arrive à peine à voir, mais je discerne « Objects in mirrors are closer ». Qu’est-ce que c’est censé vouloir dire?
– Vous vous êtes évanoui, monsieur! Je vous ai vu de l’autre côté de la rue, vous sembliez un peu désorienté. Est-ce que tout va bien?
– Oui. Enfin, je pense.
Dès l’instant où je me relève, les nombreux shots d’alcool pris plus tôt dans la soirée refont surface, puis je vomis le tout au beau milieu du trottoir. Après avoir repris mes esprits, je remarque que la phrase étrange sur le visage de la dame a disparu. Je la remercie pour sa bienveillance et lui souhaite une bonne fin de soirée. Je dois me ressaisir et trouver un moyen de récupérer ce foutu montant d’argent pour ma sœur.
Même si ça ne me fait pas plaisir de devoir régler cette situation un vendredi soir, je ne veux pas la laisser tomber. Je sors mon téléphone de ma poche pour m’apercevoir qu’il est passé minuit. À une heure aussi tardive, j’ai peut-être encore la chance de croiser un ancien ami qui pourrait m’aider à récupérer la somme dont j’ai besoin.
Je me dirige donc vers le seul bar où il a toujours l’habitude d’aller, situé dans un coin plutôt miteux et rempli de drogués qui rodent près de la porte d’entrée. Ma mère avait beau apprécier la vie, elle n’a certainement jamais fréquenté ce genre d’endroit pour tenir ses propos optimistes. Elle serait désenchantée d’apprendre que je vais y faire un tour, mais je n’ai pas le choix si je veux rembourser la dette de ma sœur. Je me fraye un chemin parmi tous les toxicomanes afin d’entrer dans le bar et de trouver mon acolyte de longue date installé sur une banquette. Il n’a pas changé d’un poil depuis que nos chemins se sont séparés, il y a deux ans. Ses cheveux d’un blond éclatant ont seulement terni avec le temps et ses yeux ont l’air épuisés par la douleur. Je devine que son quotidien a dû en prendre un coup depuis qu’il a décidé de quitter son entourage pour des contrats de stupéfiants. Ça me rend un peu nostalgique de revenir le voir, d’autant plus que ma venue ici ce soir n’est pas pour des retrouvailles amicales. Je m’approche de la table où il est en train de prendre une gorgée de son scotch :
– Salut, Marco.
– Ça fait un bail, Vic. Qu’est-ce qui t’amène?
– J’ai besoin d’argent.. Ma sœur a des problèmes et je dois l’aider à sortir du trou.
– J’ai quelques sachets de comprimés que tu pourrais vendre, mais tout dépend du montant dont tu as besoin.
– Je ne pense pas que cela sera suffisant pour couvrir 3000 $.
– Bon.. ok. J’ai peut-être une livraison pour toi. Laisse-moi deux minutes, je vais contacter quelqu’un.
Alors que j’attends sa réponse, je m’approche du bar pour commander un cocktail à base de gin. L’ambiance du lieu me rend un peu inconfortable, je n’ai pas l’habitude de traîner dans ce type d’endroit. La musique rock me casse les oreilles et tous les yeux que je croise ont l’air de vouloir ma mort. Lorsque le barman me tend mon cocktail, je discerne une phrase inscrite en petites lettres sur le côté du verre. Avec de grands yeux, je réussis à lire : « Objects in mirror are closer than they appear ». Ce doit être la même phrase que sur le visage de la femme que j’ai rencontrée plut tôt aujourd’hui. L’homme me regarde bizarrement et détourne le regard pour continuer son travail. Je ne peux pas arrêter de fixer cette phrase, et mes doigts commencent à serrer mon verre si fort qu’il finit par éclater en mille morceaux. Le cocktail se renverse sur mes jeans et le sang commence à se répandre sur le sol. Je ne comprends pas ce qui se passe et j’ai la preuve que je n’étais pas en train d’halluciner ces mots. Cette phrase existe bel et bien, mais pourquoi suis-je le seul qui trouve cela dérangeant? Suis-je le seul qui voit cette phrase? Mon corps tremble en entier et j’essaie d’atteindre la salle de bain en ayant l’air le plus normal possible. Je me rince la main qui ne cesse de saigner et récupère du papier hygiénique pour me confectionner un bandage temporaire. Je ne sais pas ce qui m’arrive, mais j’ai hâte que cette soirée se termine. En sortant des toilettes, je retourne près de Marco afin qu’il m’explique le plan. J’aurai deux complices pour m’aider à faire la livraison qui se fera près d’un entrepôt d’alimentation, à une vingtaine de minutes en voiture. Valentin sera le chauffeur, et Alice fera l’opération avec moi. Un coup l’argent récupéré, on rejoint Marco à l’adresse qu’il nous enverra durant le trajet et on sépare le montant comme il se doit. Ça me paraît un bon plan, en espérant que tout se passe comme prévu. Marco me laisse une dizaine de minutes, le temps qu’il aille chercher la marchandise. J’ai le temps de passer un coup de fil à Lina pour m’excuser pour la façon dont j’ai agi avec elle :
– Salut Lina!
– Salut le frère…
– Je suis désolé d’avoir raccroché aussi sec tout à l’heure, je sais que tu n’as pas toujours eu de bonnes fréquentations, et ce n’est pas de ta faute.
– C’est pas grave Vic..
– Papa nous a mis dans cette situation avec ses mauvaises liaisons, je ne peux pas t’en vouloir pour ça. L’alcool et les drogues l’ont tué avec les années, mais on est plus forts que lui. Et on va se soutenir ensemble pour y arriver, je te le promets.
– OK.
– J’ai trouvé un moyen de rembourser la dette que tu dois. Ne t’en fais pas pour moi. Je passerai chez toi dans quelques heures.
– OK, fais attention à toi. Merci, Victor, je l’apprécie.
C’est l’heure. Marco me tend la marchandise que je dois livrer et me souhaite bonne chance. La berline noire m’attend en face du bar. Je m’installe sur la banquette arrière et fais connaissance avec mes deux nouveaux compagnons pour la soirée. Je me présente de manière sympathique, mais eux n’ont pas du tout l’air de s’amuser. Les deux me regardent sans aucune expression sur le visage. Je ferais mieux de me taire pour la durée du trajet avant d’offenser quelqu’un pour de bon. Pendant que j’appuie ma tête sur la fenêtre, de mauvais souvenirs sur mon père refont surface. L’homme qui a gâché ma vie et celle de ma sœur, depuis le départ de maman quand j’avais huit ans et Lina en avait six. Je me rappelle lorsqu’il rentrait à la maison, déjà à moitié saoul, pour repartir une demi-heure plus tard en prétendant qu’il avait encore du boulot à faire. Ma sœur et moi savions très bien que ce n’était que pour passer ses soirées entières à traîner dans tous les bars du coin, où il fumait, buvait et se droguait jusqu’au petit matin. J’ai appris tôt à me débrouiller pour préparer les repas, faire le lavage et réconforter Lina du fait que nous avions déjà perdu notre père. Cet enfer, on l’a vécu beaucoup trop longtemps, mais c’est grâce au courage qu’à mes quinze ans, j’ai pris Lina par le bras et qu’on s’est enfuis. Non seulement pour nous sauver du peu d’humanité qu’il restait, mais aussi pour tenter d’avoir une meilleure vie. C’était pour le mieux.
La voiture approche de l’entrepôt avant même que j’aie vu le temps passer. L’endroit est désert et il n’y a qu’un lampadaire d’allumé. Valentino ralentit et se gare près du lieu de rencontre. Je sors de la voiture, et Alice m’accompagne tranquillement vers une maison située derrière l’immense bâtiment. L’odeur de moisissure me pique le nez, j’imagine que cela fait un bout que personne ne vient s’occuper des lieux. On arrive devant la maison. Un homme d’une quarantaine d’années nous ouvre la porte tranquillement, regarde autour pour être sûr de ne pas être vu, puis nous fait entrer. Je lui détaille le contenu de sa livraison afin d’être certain qu’il ne manque rien, puis l’homme barbu à l’allure fatigué nous demande d’attendre dans l’entrée le temps qu’il aille chercher son argent. Alice me dévisage sans trop comprendre ce qui se passe, tandis que je scrute l’environnement dans lequel vit l’inconnu. La cuisine est en bordel, de la vaisselle traîne sur le comptoir et sur la table à manger. Deux boîtes de pizza reposent sur le four. À droite, le salon accueille un sofa vert délavé où la télévision est ouverte sur un poste ennuyant. Ça ressemble à mon appartement, sauf que celui-ci est pire que le mien. Un cadre accroché sur le mur attire mon attention. Non… pas encore cette phrase. « Objects in mirror are closer than they appear ».
Je ne le sens pas, il y a quelque chose qui cloche et je commence à croire que ce n’était pas une bonne idée de venir ici. À l’instant où l’homme me tend le sac d’argent, j’entends les sirènes de police approcher. Quelqu’un a dû nous voir ou nous entendre. Alice me lance un regard alarmé sans dire un mot, puis nous poussons tous les deux la porte en quittant la maison par des chemins différents. Les crissements de pneus approchent sans que j’aie le temps de vérifier si c’est Valentin ou les flics. Je continue à courir en direction d’une ruelle, le sac d’argent en mains, jusqu’au moment où le bruit d’un fusil se fait entendre. Un de mes camarades a probablement été touché, mais je ne peux pas m’arrêter pour l’aider. Je dois d’abord sauver ma peau pour sauver celle de ma sœur. À force de m’éloigner de tous ces événements, le silence se fait sentir, et je n’entends plus que ma respiration haletante. Je m’arrête un instant près d’une benne à ordures pour reprendre mon souffle.
J’avoue que j’ai peur, oui. J’ai peur de devoir faire ça pour le reste de mes jours, afin que ma sœur et moi puissions survivre. Je suis effrayé de devoir la laisser seule gérer ses problèmes car, ce soir, c’est elle qui aurait pu être atteinte par balle. Je tremble à l’idée que cela arrive, puis je me rappelle que c’est moi qui ai le sac d’argent, et cela me rassure. J’ai même plus que ce que j’aurais dû avoir puisque l’argent devait être divisé avec mes deux acolytes. On aura peut-être une chance de sortir de la misère avec cette somme. J’écris un message texte à Lina pour lui annoncer la bonne nouvelle, puis j’appelle un taxi pour me rendre à l’adresse envoyée par Marco. Mes jambes sont beaucoup trop épuisées pour continuer la route à pied. Une fois le taxi arrivé, le chauffeur me dévisage comme s’il venait de faire embarquer un mort-vivant dans son véhicule. Peut-être pense-t-il que je suis un criminel avec mon gros sac de sport comme dans les films? Ou que je vais sortir un fusil de mes pantalons? Il finit tout de même par me déposer à ma destination, et je lui tends trois billets de 100 $ pour lui faire comprendre que je ne suis pas un malfaiteur. Malgré son air soupçonneux, il accepte l’argent sans dire un mot. Je retrouve Marco dans le stationnement d’un petit dépanneur, son corps appuyé sur une voiture :
– Ça t’a pris un temps pour arriver. J’imagine que si tu es seul, c’est que la livraison a mal tourné?
– Oui. Je suis désolé, Marco. Tout allait bien jusqu’à temps que les flics se pointent. Je ne pense pas que Valentin ou Alice s’en soient sortis, car j’ai entendu un coup de feu. Qui sait s’il y en a eu d’autres par la suite… J’ai quitté les lieux assez rapidement pour ne pas prendre le risque de me faire arrêter et que tu sois dans le coup aussi.
– Tu as l’argent, c’est ça le plus important. Maintenant, retourne chez toi, tu es tout pâle, va te reposer.
– Je dois aller porter ma part de l’argent à ma sœur avant. Merci, Marco.
Je lui remets le montant qui lui était dû, puis je le quitte en espérant ne plus jamais le revoir. C’est exactement pour ce genre de choses que j’ai coupé les ponts. Je suis en train de devenir cette personne que j’ai longtemps essayé de repousser en raison de la nature de mon père. Je ne veux lui ressembler sous aucune facette et je souhaite être une meilleure personne pour moi-même, mais aussi pour ma sœur. Elle a besoin d’un modèle, de quelqu’un qui prend soin d’elle et qui sait la protéger.
J’ai encore beaucoup de route à faire pour me rendre chez Lina, donc je décide de prendre une pause en m’installant sur un banc près du dépanneur. Je n’ai pas vraiment envie qu’elle me voie dans cet état. Mes cheveux sont salis par la transpiration, mes mains sont salies par l’argent fait illégalement et mon corps entier est sali par l’horrible personne que je suis. À cet instant, je regarde le ciel couvert d’étoiles, puis je ferme doucement les yeux. Ma mère est là, debout devant moi. Sa chevelure brille dans le vent et sa robe violette lui va à ravir. Elle s’approche de moi pour voir ce que je deviens ou plutôt ce que je suis devenu, puis elle semble déçue de moi. J’entends un bourdonnement dans mes oreilles, mais j’arrive tout de même à comprendre ma mère qui me demande de me relever. Je dois rester fort jusqu’à la fin, mais je me sens faible. J’ai l’impression que tout autour de moi va s’effondrer d’une minute à l’autre. Je suis étendu sur le sol et je n’ai plus envie de continuer à faire comme si tout allait bien. Ma mère se rapproche encore plus près de moi, elle me crie : VICTOR, DEBOUT!
Je me réveille en sursaut, il n’y a personne aux alentours. J’ai véritablement un don pour m’endormir n’importe où et à n’importe quel moment de la journée. Je reprends mes esprits pour me rendre chez ma sœur et enfin terminer cette terrible soirée. Une fois arrivé devant son adresse, je décide de passer par la cour arrière pour y déposer le sac d’argent. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète pour moi et qu’elle me pose un tas de questions sur la façon dont j’ai récupéré ce montant. Il est quatre heures du matin, je peux enfin retourner chez moi pour aller prendre une bonne douche. Sur le chemin du retour, j’envoie un texto à Lina pour lui mentionner que c’est réglé et qu’elle peut maintenant être tranquille. En espérant que son ex ne reviendra plus jamais la déranger pour inventer de nouvelles dettes. Je me sens mieux maintenant, quoique j’ai un peu mal à la tête. Je monte les escaliers de mon immeuble. Mes jambes arrivent à peine à supporter les quatre étages que je dois franchir pour me rendre à mon appartement. Je débarre la porte puis me rends immédiatement dans la salle de bain. Mes mains sont appuyées sur le rebord du lavabo, puis je regarde un dernier instant ma réflexion dans le miroir. Elle est encore là, inscrite en grosses lettres devant mon visage. La phrase qui me traque depuis le début de la soirée. « Objects in mirror are closer than they appear ».
Mon visage devient blême et je m’aperçois que mon chandail est taché de rouge. Je me laisse tomber sur le sol mouillé. Cette fois, je ferme les yeux pour de bon.
